Soixante ans, normalement ce serait l’âge de la retraite, mais pour le mouvement basque il ne saurait en être question. Comme l’écrit le prestigieux écrivain franco-tchèque Milan Kundéra qui vient de quitter cette vie : « La question d’être ou ne pas être reste toujours posée à un petit peuple. Sa souveraineté est pour lui un effort constant, un objectif, une lutte. Seul le peuple qui désire passionnément être soi-même, vivre à sa façon, seul un peuple orgueilleux pour lequel sa vie originale est la seule vie possible, mérite d’exister et de vivre, et seul un tel peuple conserve la vie. » (Dans « Literarni Lysti », journal des écrivains tchèques et slovaques, le 1er août 1968).
Comme Kundera, la militante, le militant ne prend sa retraite qu’en se retirant de ce monde. L’on continue de militer à sa façon, suivant ses moyens décroissants, tant que l’on est capable d’exprimer sa volonté. Nous venons d’en avoir un bon exemple avec le départ du grand Jakes Abeberry, qui n’a cessé de mener jusqu’au bout sa lutte entamée ouvertement voici soixante ans.
Cette lutte de construction nationale devenait officielle ici le 15 avril 1963, voici donc deux générations, lors de l’Aberri Eguna fondateur d’Itxassou, avec sa fameuse Charte : « Nous Basques, sommes un peuple, une nation, une démocratie… ». Depuis lors, elle a été menée sur tous les plans par diverses personnes et organisations qui constituent ensemble notre mouvement abertzale, c’est-à-dire au sens strict patriote basque. Ne craignons pas ce mot de patriote, il nous libère du terme ambigu de nationaliste.
Quant à la patrie basque, personnellement je parlerais plutôt de matrie, mais ce n’est pas aujourd’hui le moment d’en débattre. Je ne vous ferai pas ici le bilan de cette lutte. Vous le connaissez aussi bien que moi, parce que c’est le vôtre, c’est notre bien commun. Un travail immense a été fait dans tous les domaines grâce à de multiples efforts. Le Pays Basque nord a bien changé au cours de ces deux générations, et ce que nous avons gagné, nous le devons principalement au fourmillement d’initiatives et d’actions autogestionnaires des militant.e.s et sympathisant.e.s de la cause basque.
Beaucoup a été fait, beaucoup restera toujours à faire car, suivant les propos de Milan Kundera, « La question d’être ou ne pas être restera toujours posée » à notre petit peuple basque, séparé en trois parties, dominé avec force et habileté par nos deux grands voisins aux prétentions universalistes, civilisatrices, en fait colonialistes ; la colonisation continue sous nos yeux et même s’accélère, notamment par la force de l’argent en matière de foncier et de logement, au point de chasser de son terroir la population locale, surtout sur la Côte basque. Ici, pas besoin de bombarder : notre bande de Gaza, riche pour le moment, sera vidée par des moyens plus civilisés, mais tout aussi efficaces. Ce n’est pas le moment de baisser la garde, bien au contraire : de nouveaux chantiers sont ouverts, de nouveaux moyens de lutte sont nécessaires, le monde militant s’en occupe avec intelligence et détermination. A chacun.e de le soutenir suivant ses possibilités.
Depuis soixante ans, un pas décisif a été fait dans notre décolonisation mentale grâce au mouvement abertzale : le temps de la honte est fini, le mépris est aboli. Les Basques ont relevé la tête, on ne pourra plus les mener comme un troupeau de moutons au service du centralisme parisien et du notabilisme local. Mais la lutte continue pour la réalisation pleine et entière de la Charte d’Itxassou : « Nous Basques, sommes un peuple, une nation, une démocratie… », et vous savez la suite : elle nous engage à continuer le travail jusqu’au bout de la vie qui, je vous l’assure, est bien trop courte à tous égards. Il s’agit donc de bien la remplir, en solidarité avec les autres mortels, à commencer par la maison paternelle, sur la terre maternelle.