Encore aujourd’hui, la vision courante de l’environnement en fait une question optionnelle qui passe loin derrière l’activité économique de court terme. Cette vision, entretenue par les industries les plus néfastes, est basée sur une conception erronée de la nature datant de l’époque coloniale. La reconstruction de souverainetés concrètes passe par la rupture avec cette vision compartimentée de la nature, et par la ré-internalisation de notre subsistance.
Deux mondes compartimentés
L’été dernier, le climatologue Jean Jouzel était invité à l’université d’été du Medef pour y parler climat et énergie. La trajectoire globale n’allant pas vers le mieux – le réchauffement s’est même accéléré ces dernières années – il a simplement rappelé que le seuil des 1.5º de réchauffement risque d’être atteint très bientôt, que les chances d’éviter le pire s’amenuisent, qu’on est lancés vers un réchauffement de 3º et vers le risque de franchir d’importants points de bascule, qu’il faut d’urgence stopper tout investissement dans les énergies fossiles et faire une transition massive vers les renouvelables et les économies d’énergie.
« Il n’y a pas de nature « inutile » car tout composant de la biodiversité globale contribue potentiellement à notre survie, ni de nature « utile » car être à notre service n’est le but intrinsèque d’aucun écosystème «
En face de Jean Jouzel il y avait Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, qui lui a répondu « Cette transition, je suis désolé Jean, elle prendra du temps (…) Je respecte l’avis des scientifiques mais il y a la vie réelle ».
La vie réelle
Pour Patrick Pouyanné, ces délais, que les climatologues mettent en avant après vérification de leurs données puis des résultats de leurs modélisations, correspondraient à des « avis », par essence subjectifs et changeants (comme mon avis sur le dernier album de Lisabö), alors que les contraintes économiques relèvent de la vie réelle, nécessairement indépassable. Avec une telle réponse, on peut se demander s’il enfume son public (sans mauvais jeu de mots) ou s’il croit sincèrement ce qu’il dit. Les deux réponses sont vraies, car elles jouent sur deux plans de compréhension du monde complètement séparés.
« Nous agirons (mais plus tard) »
TotalEnergies n’ignore pas les lois de la physique, et est au courant depuis 53 ans des effets de la combustion de carbone fossile sur le climat. Comme l’ont montré Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Ben Franta dans leur étude (qui dans un monde rationnel aurait fait la une des médias pendant au moins 3 mois), Total était informé dès 1971 que sans réduction des émissions, la teneur en CO2 de l’atmosphère dépasserait les 400ppm dans la décennie 2010, ce qui causerait déjà d’importantes perturbations. Dans les années 1980, l’entreprise fut pleinement informée des enjeux, à la fin des années 1980 elle a commencé à activement semer le doute sur la véracité de l’effet de l’industrie fossile sur le climat, puis à la fin des années 1990, lorsqu’une telle position n’était plus tenable publiquement, Total a publiquement accepté les conclusions de la science tout en faisant en sorte de retarder les mesures efficaces (« Je respecte l’avis des scientifiques mais cette transition prendra du temps »). Si cette communication, de Total et d’autres grands groupes pétroliers, a aussi bien fonctionné, ce n’est pas du seul fait de leur talent rhétorique. C’est aussi que les sociétés industrialisées étaient au préalable enclines à voir l’urgence écologique comme une question optionnelle et non vitale, et cette vision du monde subsiste même à travers la connaissance rationnelle du changement climatique.
À qui ça appartient et combien ça rapporte
Au 16ème siècle les colons européens estimaient que la terre des Amériques n’appartenait pas vraiment à ses premiers habitants, vu que ceux-ci ne travaillaient pas ces espaces, qu’un oeil européen voyait « vierges » (de ce même raisonnement vint l’idée que ces peuples autochtones étaient « faibles » et « primitifs » car ils ne dominaient pas leurs territoires). Au milieu du 19ème siècle, le courant économiste libéral reprit cette idée selon laquelle seul le travail donne de la valeur à la nature, qui en elle-même ne vaut rien. Henri Baudrillart (1821- 1892) justifiait la propriété privée selon le travail effectué pour transformer ce qui est possédé, et décrivait la terre non transformée comme profondément hostile et menaçante. Sur de telles bases, il s’opposait à John Stuart Mill (1806- 1873), pourtant libéral lui aussi, qui à la même époque réfléchissait à un état stationnaire post-croissance et mettait en avant la modération des besoins, une politique redistributive forte, un rapport plus respectueux à la nature et à ses beautés, ainsi que l’émancipation des femmes et la maîtrise autonome de leur fécondité(1). À ces principes, Baudrillart rétorquait que si jamais on voulait faire une pause dans le développement on se mettrait alors immédiatement à régresser, et qu’on n’avait donc pas d’autre choix que de continuer à dominer toujours plus la nature.
« L’environnement »
Encore aujourd’hui, la conception la plus commune sépare d’un côté la nature qui sert à quelque-chose, qu’on peut travailler pour en tirer des bénéfices, autrement dit les « ressources naturelles » ; et de l’autre la nature qui ne sert à rien, ou à la rigueur qu’on apprécie comme décor des balades du dimanche, autrement dit « l’environnement ». La terre agricole productive, les plantations de pin ou d’eucalyptus, l’eau qu’on pompe pour faire des puces électroniques, le sable qu’on extrait pour la construction, ce sont des « ressources naturelles », car au bout du compte il y a une activité économique. La forêt de Lizardoia, les barthes de Mugerre, les pétrels de la roche ronde à Biarritz ou les chênes tauzins du Jaizkibel, c’est « l’environnement »: au mieux c’est joli mais ça paie pas les factures, au pire ça entrave l’activité économique et au fond ça ne nous gênerait pas d’en être débarrassés. Cette même conception nous fait ignorer volontairement ce qu’on appelle les externalités négatives.
L’atmosphère ne fait pas crédit
L’atmosphère, visiblement ça rentre aussi dans la case « environnement »: on n’y a pas de titre de propriété, et on n’en extrait rien qui puisse ensuite se vendre, donc on peut s’en désintéresser. Ainsi le 26 mai 2023, alors que des militants climat tentaient de perturber l’assemblée générale de TotalEnergies, et d’y porter le même message que Jean Jouzel trois mois plus tard, leur sit-in donna lieu à une scène mémorable où un actionnaire agacé leur lança « ma liberté de passage ! », une militante lui répondit « et notre liberté d’avoir une planète Monsieur ? », à quoi il rétorqua « je m’en fous de votre planète ! », comme si lui, et ses petits-enfants s’il en a, vivaient sur une planète séparée dont le climat ne risque rien.
Pourtant la physique atmosphérique ne fait pas crédit : sans stabilité atmosphérique la vie de centaines de millions de personnes est en jeu, ainsi que la viabilité d’innombrables écosystèmes qui pourront (ou pas) accessoirement fournir eau, alimentation et matières premières à l’humanité pendant les siècles à venir. Mais les effets de ses changements de composition se font sentir de façon cumulée dans le temps et de façon variable dans l’espace, ce qui avec de telles représentations mentales contribue à brouiller la perception de l’urgence.
Vivre sans emmerder le monde
À l’heure où des forces politiques se prétendant « souverainistes » (avec des gros guillemets) gagnent en représentation électorale dans plusieurs pays d’Europe, la construction de souverainetés concrètes passe plus que jamais par la fin de cette compartimentation. D’une part, ce que nous savons aujourd’hui du fonctionnement des écosystèmes montre clairement que la séparation entre « nature travaillable » et « nature inutile » est illusoire : la biodiversité d’une forêt accroît sa résilience face aux événements météo extrêmes, les forêts filtrent l’eau potable, créent les nuages qui arrosent les champs, les zones humides retiennent l’eau et soutiennent les zones adjacentes en période de sécheresse, la diversité génétique d’une population de poissons l’aide à se reconstituer après un effondrement, etc. Il n’y a pas de nature « inutile » car tout composant de la biodiversité globale contribue potentiellement à notre survie, ni de nature « utile » car être à notre service n’est le but intrinsèque d’aucun écosystème. Reste à faire s’installer solidement cette idée dans nos représentations mentales, à travers nos pratiques.
D’autre part, les souverainetés concrètes impliquent notre capacité de gérer nos affaires matérielles localement sans emmerder le monde. Dresser des barrières pour empêcher les jeunes africains d’entrer en Europe, tout en continuant à importer du cobalt du Congo, du gaz d’Algérie ou de l’uranium du Niger, et à exporter nos déchets électroniques au Ghana, cela ne s’appelle pas souveraineté. Les souverainetés concrètes passent par la réinternalisation de ce qui était jusque-là commodément repoussé loin des yeux : production de notre alimentation et de notre énergie, recyclage de nos déchets, par des moyens qui ne mettent pas en péril la capacité de nos petits-enfants à faire de même plus tard, et ce dans un climat de plus en plus imprévisible. Ce ne sera pas facile, mais plus rien n’est facile désormais, et outre un territoire souverain qui ne nuit pas à autrui ni à son propre futur, cela renforcera la maturité et la dignité de sa société, caractéristiques dont elle a grandement besoin.
(1) Serge Audier (2019) L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques. La Découverte.