Ma dernière chronique

Etcheverry, lors d’une AG de la plateforme Se loger au Pays – Herrian bizi le 7 décembre 2023 à Hiriburu (Photo Gabriel Jourdane)


A l’occasion de sa dernière chronique dans Enbata, Txetx retrace son parcours militant, insiste sur l’importance du Collectif, et donne quelques clefs et enseignements tirés de cette pratique longue de 45 ans. De la permanence des travailleurs saisonniers de Garazi à Alda, en passant par Patxa, Abertzaleen Batasuna, le festival EHZ, Batera, la lutte de EHLG et la naissance de Bizi !, ou encore Euskal Moneta ou les Artisans de la paix…

Et oui, j’écris aujourd’hui mon ultime chronique pour Enbata, la dernière d’une longue série débutée en… octobre 1993, soit il y a plus de 30 ans. A la fin de cette année 2024, je me retire en effet de la première ligne, celle des décisions opérationnelles, de la représentation publique, de la coordination de campagnes et de mouvements, etc. Je le fais conformément à un plan de transition militante lancé il y a plusieurs années déjà, et à une décision prise il y a 20 ans de cela. En 2004 en effet, le syndicat ELA m’embauchait pour animer les principaux axes de travail actés par la Fondation Manu Robles- Arangiz, nouvellement implantée en Iparralde.

Il s’agissait à l’époque de la participation active au pari stratégique de la création d’Euskal Herriko Laborantza Ganbara, de l’impulsion d’un programme permanent de formation militante et de la gestion d’un local inter-associatif au 20 rue des Cordeliers, à Bayonne. J’ouvrais donc ce nouveau chapitre d’un parcours militant démarré un peu avant 1980, en découvrant la culture organisationnelle du syndicat ELA, qui comprend notamment une règle que je décidai alors de faire mienne : la mise en retrait de ses responsables de premier plan à l’approche de leurs 60 ans, dans le but de créer une dynamique globale de renouvellement, ainsi que de rajeunissement et de féminisation, de ses cadres.

Manifestation de soutien aux prisonniers et réfugiés politiques basques

C’est l’occasion pour moi de retracer ici un parcours militant -parmi tant d’autres- en utilisant la plupart du temps le Nous plutôt que le Je. En effet, tout au long de ces années, j’ai été porté par la dimension collective du combat abertzale. Ce Nous n’englobe pas forcément les mêmes personnes selon les époques, mais le sujet principal de ce parcours, le moteur principal de ses évolutions et de ses réussites a été le collectif. Qu’il me soit permis d’adresser ici une pensée pleine d’amitié, d’estime et de reconnaissance à toutes celles et tous ceux qui ont constitué ces différents « Nous ».

L’apprentissage

J’ai réalisé mes premiers pas militants vers 14-15 ans à Garazi : l’association culturelle Ozia, la permanence des travailleurs saisonniers lancée par Euskaldun Gazteria pour organiser ces derniers autour de la défense de leurs droits et conditions de travail… Puis, mon engagement va continuer à Bayonne, avec notamment l’activisme lycéen, l’antimilitarisme, le soutien aux réfugiés et prisonniers politiques basques, les occupations d’immeubles vides, laissés à l’abandon, et déjà, le combat pour le droit au logement et contre la spéculation immobilière.

De Garazi à Bayonne, j’ai donc eu la chance d’étancher ma soif d’engagement à deux sources différentes et au final assez complémentaires. Celle du milieu ELB d’une part, dont l’influence irriguait Ozia ou la permanence des travailleurs saisonniers : se définissant à la fois basques et citoyens du monde ; analysant leur position de travailleurs paysans, aliénés par le même système économique qui exploite et affame le Tiers-monde ; choisissant la voix de masse « plutôt que de faire dix pas tout seul, faire peut-être un pas, mais avec les autres, les gens du village, les copains du boulot. Vivre avec -et non à côté- des gens qui pensent différemment, savoir faire des concessions qui permettent les avancées… » (1). Et d’autre part, celle de la mouvance Laguntza, qui cultivait un abertzalisme urbain, radical, activiste et parfois provocateur.

« Forger le logiciel radicalo-pragmatique
en essayant de placer le curseur
entre pratiques et dynamiques de masse
et fonctions plus « aiguillons ». »

Cette double influence a largement contribué à forger la ligne radicalo-pragmatique qui m’a guidé bien plus tard, essayant de placer le curseur au bon endroit entre pratiques et dynamiques de masse et fonctions plus « aiguillons ». Comme j’aimais à l’illustrer dans certaines formations, il faut savoir faire la bonne synthèse entre la « fonction Pastorala », qui crée du collectif, qui met les gens en mouvement sur des choses faisant forcément un minimum consensus pour que la ligne de départ soit accessible au plus grand nombre. Et la « fonction Toberak » aux formes et contenus plus dérangeants, qui interpelle, fait se poser des questions, crée du débat voire du clivage.

Les années GAL

Les années GAL, et leur cortège de morts tragiques, d’expulsions et d’incarcérations, de manifs violentes et d’actions coup de poing, d’arrestations et de passages à tabac, m’ont profondément marqué je pense, politiquement, stratégiquement et sûrement psychologiquement, me durcissant d’une manière que je n’aurais pas souhaité. Dans mon seul quartier, qui comptait alors un peu plus de deux mille habitants, le GAL a tué neuf personnes en deux ans, dont plusieurs jeunes que je côtoyais au quotidien, et mon meilleur ami de ces jeunes années. Cette période me fit éprouver de très près ce que signifie la violence du conflit qui a opposé pendant si longtemps Euskal Herria à Madrid et à Paris.

Le 15 octobre 1983, Joxi et Joxean, 20 et 21 ans, sont enlevés par le GAL dans le Petit Bayonne, sauvagement torturés puis exécutés. (Cliquer sur l’image pour voir l’image en taille originale)

Ce sont aussi les années IK-EMA. Je n’ai pas fait partie de cette mouvance-là mais son apport important au combat abertzale d’Iparralde, sa manière, à elle aussi, de poser les choses de manière à la fois radicale et pragmatique, m’auront également influencé politiquement de manière significative.

Une chose est sûre, ces années-là m’ont appris, avec un temps de retard, à penser plus avec mon cerveau qu’avec mes tripes. Et cela, même si j’ai toujours essayé de prendre largement en compte mes intuitions, mes émotions et pas uniquement les analyses froides et rationnelles au moment de penser les stratégies, de faire tel ou tel choix important.

Occupation d’un immeuble vide par Patxa à Bayonne – février 1987. (Cliquer sur l’image pour voir l’image en taille originale)

Patxa

A partir de 1986, reflet politique et activiste de la vague du « rock radikal basque » en Iparralde, Patxa fut également une école de formation, intense, pour moi et tant d’autres jeunes militant.es d’Iparralde. Pour la première fois, je co-fondais un mouvement, apprenais énormément tant de nos initiatives foisonnantes et inventives que de nos erreurs et de leurs conséquences. La campagne Insumisioa nous forma sur les stratégies d’accumulation de forces, les mobilisations de masse. Toucher du doigt les angles morts et aspects finalement anti-démocratiques de l’assembléisme pur et dur aida beaucoup d’entre nous à imaginer de nouvelles méthodes et types de fonctionnement visant à allier démocratie réelle, inclusivité et efficacité, rigueur et créativité. Patxa inventa les fêtes alternatives de Bayonne, et, allié au Planning familial, mit en place les premières campagnes publiques de prévention contre les viols et agressions sexuelles. Clin d’oeil de l’histoire, une place de Bayonne porte désormais officiellement le nom de ce collectif « anarcho-abertzale » comme le qualifiaient alors les rapports de police.

En 1988, Txetx, recherché pour insoumission au service militaire, est arrêté à Bayonne. (Photo : Daniel Velez)

La pratique crée la conscience

Les années 90 vont être celles de la maturation politique et stratégique. Avec certains anciens de Patxa, nous ressentons fortement le besoin de nous former. Pour éviter de perdre trop de temps à apprendre de nos propres erreurs, nous décidons d’étudier les débats, expériences, échecs et réussites de l’histoire du mouvement abertzale et du mouvement ouvrier. Et effectivement, nous avons le sentiment de mûrir et de changer de perspectives. C’est l’époque de Piztu, association quasiment inconnue et qui aura pourtant contribué à bouger pas mal de choses dans le militantisme abertzale d’Iparralde. Piztu s’inscrit pleinement dans la « gauche abertzale » nationale. Les militant.es qui la composons allons, en 2001, nous séparer pour rejoindre l’un ou l’autre des deux camps nés de la scission d’Abertzaleen Batasuna (AB). Mais en attendant, c’est dans Piztu que nous achevons de forger le logiciel radicalo-pragmatique qui va fortement contribuer à donner la plupart des fruits de la suite du parcours retracé ici. Une phrase résume ce que nous saisissons en profondeur au travers de ces formations : la pratique crée la conscience, et non l’inverse. Nous aurons beau déployer toute notre énergie, passer tout notre temps à multiplier les manifestations, les distributions de tracts ou les collages d’affiches réclamant l’indépendance et le socialisme, cela ne permettra pas pour autant aux 90% de la population d’Iparralde non abertzale de le devenir, de bouger d’un iota. D’où la nécessité de concevoir et impulser des dynamiques, des campagnes et luttes de masse qui, sans être forcément révolutionnaires, mettent les gens en mouvement, dans le bon sens. C’est la pratique que va ainsi vivre collectivement cette multitude de gens ; les expériences, relations humaines, apprentissages politiques que cette pratique collective va induire chez chacun d’eux, qui feront évoluer leurs idées, qui vont forger leur conscience. Tout cela nécessite des « portes d’entrées », des organisations et des campagnes de masse, des moyens matériels, du temps et de la planification. Car il faut maintenir ces dynamiques sur du temps long pour qu’elles donnent des fruits, il faut apprendre à créer et gérer des processus d’accumulation des forces, à conquérir « l’hégémonie culturelle ».

Assemblée générale d’Abertzaleen Batasuna en 1996 à Makea. (Cliquer sur l’image pour voir l’image en taille originale)

AB, Gazteriak, EHZ

A partir de 1994, nous travaillons avec d’autres à faire d’Abertzaleen Batasuna, coalition de partis abertzale à visée essentiellement électorale, un mouvement politique permanent, unitaire, rassemblant au-delà des trois partis le composant. En 1995, nous impulsons la création de Gazteriak, mouvement large de la jeunesse abertzale. En 1996, nous créons le festival Euskal Herria Zuzenean, comme porte d’entrée ouverte à l’ensemble de la jeunesse d’Iparralde, abertzale ou pas ; véritable école de formation au bénévolat et au militantisme, à l’histoire du Pays Basque et à l’appropriation de l’euskara ; terrain d’expérimentation de nouvelles idées comme l’altermondialisme, et de nouvelles pratiques écologiques ou participatives.

Dès cette époque, nous expérimentons aussi, en particulier avec Gazteriak et EHZ, la nécessité de former, de transmettre, de créer des relèves et de savoir passer la main.

Nous impulsons en Iparralde des « pratiques de masse » sur les questions de son existence institutionnelle ou de la défense des preso, avec les campagnes département Pays Basque et Presoak Euskal Herrirat. Cela ne va pas sans débats, au riche contenu tactique et stratégique, au sein du mouvement abertzale. Nous assumons l’ouverture de fronts larges et les alliances avec des sensibilités politiques ni abertzale, ni de gauche. Nous faisons le pari que « la pratique créera la conscience », que tout cela fera évoluer la société d’Iparralde et bouger les lignes dans la bonne direction.

Lizarra-Garazi et ses suites

En septembre 1998, c’est la fameuse « trêve de Lizarra-Garazi » ; nous nous impliquons à fond dans la gestion du processus côté Iparralde. Une période incroyablement novatrice, formatrice, avec l’apparition de nouveaux concepts stratégiques comme celui des institutions parallèles concrétisé par Udalbiltza. Le 29 novembre 1999, la rupture de cette trêve, et du même coup du processus qu’elle permettait, est un tournant.

En octobre 2001, Abertzaleen Batasuna connaît une scission d’ampleur et nous nous retrouvons plongés dans la division et les confrontations internes au sein même du mouvement abertzale. Aux avant-postes pendant cette période difficile -je suis alors porte-parole d’Abertzaleen Batasuna-, je ressens durement, comme beaucoup de militant.es, le coût humain et politique qu’entraîne toute scission et les divisions qu’elle provoque. C’est notamment la raison pour laquelle nous défendrons par la suite au sein d’AB l’option d’une réunification avec le mouvement Batasuna, au sein du futur EH Bai. (2)

En attendant, nous allons mettre les bouchées doubles pour maintenir le cap des stratégies auxquelles nous croyons, malgré l’affaiblissement militant causé par la scission. Nous poursuivons le travail d’accumulation de forces et notre stratégie d’alliances plurielles avec la campagne département Pays Basque, puis la création de la plateforme Batera. Nous expérimentons avec le mouvement Démo un nouveau registre d’actions et de mobilisations très déterminées mais ouvertement et exclusivement non-violentes.

Le 13 septembre 2000, les Démos bloquent l’allée du Tribunal de Baiona en y retournant une voiture pour dénoncer l’éloigement des preso et ses conséquences meurtrières pour leurs familles.

 

Un compte à rebours de vingt ans

Le troisième chapitre de ma vie militante s’ouvre fin 2004 avec une spécificité de taille, une date limite de péremption, qui me poussera à encore mieux poser et penser collectivement les questions d’anticipation, de planification, de mise en place de certains outils manquants, de formation de nouvelles équipes et de relèves potentielles, de transmissions et de transitions. Bref, un vrai compte à rebours de vingt ans.

La bataille d’EHLG

Avec d’autres militants de la plateforme Batera et de la Fondation Manu Robles-Arangiz qui se crée alors en Iparralde, je m’implique dans le pari stratégique Euskal Herriko Laborantza Ganbara (EHLG) lancé par les paysans d’ELB. Après dix ans de mobilisation ininterrompue en faveur d’une chambre d’agriculture spécifique en Pays Basque, et dix ans de refus de la créer de la part du gouvernement français, il s’agit de mettre sur pied une véritable institution parallèle avec pour mission de développer un modèle d’agriculture paysanne, équitable et soutenable en Iparralde.

Assemblée générale d’EHLG. A la tribune, Andde Darraidou, Txetx Etcheverry, Maryse Cachenaut, Arño Cachenaut, Mixel Berhocoirigoin et Patxi Noblia.

Du côté de la Fondation Manu Robles- Arangiz, nous nous investissons à fond dans le soutien matériel (3), juridique et politique à EHLG que Paris tente d’interdire. Nous participons activement à la conception et l’organisation des premiers Lurrama, comme vitrine de l’agriculture paysanne auprès de la population, mais également comme élément du rapport de force qu’essaie alors de construire EHLG face à l’État français. Nous organisons, ce qui à cette époque est tout à fait inhabituel à cette échelle et avec cette ampleur, le soutien au niveau de l’ensemble de l’Hexagone, avec l’appui et la participation de personnalités et parlementaires de premier plan, d’anciens ministres et d’organisations les plus diverses.

« Ce long combat,
qui va durer plusieurs années,
voit se déployer l’exemple même d’une stratégie gagnante
dans toutes ses dimensions. »

Ce long combat, qui va durer plusieurs années, voit se déployer l’exemple même d’une stratégie gagnante dans toutes ses dimensions. Son impact sur la société basque et sur le pouvoir, et la victoire retentissante qui le conclut, auront un effet majeur sur la suite des évènements. Comme le dit souvent le président de la Communauté d’agglomération Pays Basque, le combat et la victoire d’EHLG pesèrent pour beaucoup dans la création le 1er janvier 2017 de cette première institution englobant les trois provinces basques du Nord. Dans la société elle-même, cette dualité gagnante entre la dimension territoriale, identitaire d’EHLG, l’aspect chambre spécifique du Pays Basque, et la dimension alternative du modèle porté, celui d’une agriculture paysanne, équitable et soutenable, impactera les esprits en profondeur. Tout le monde sent bien qu’il y a là une valeur ajoutée, permettant de réunir des secteurs de la population mus par des motivations différentes mais se retrouvant dans la même dynamique vertueuse.

23 octobre 2008, le Nazio Kontseilua d’ELA célèbre les 10 ans du processus de Lizarra-Garazi dans les locaux d’EHLG à Ainiza-Monjolose.

La Fondation Manu Robles-Arangiz et ELA

Pendant toute cette période, la Fondation Manu Robles-Arangiz ouvre d’autres chantiers importants : l’animation du programme de formation permanente « D’autres mondes sont possibles, eraiki ditzagun » ; le renforcement et la modernisation, avec la création d’une version web, de l’hebdomadaire historique Enbata ; la gestion de contacts et d’alliances diverses au niveau de l’État français. Un nouveau réseau militant se constitue, autour d’un même logiciel radicalo-pragmatique et de mêmes méthodes de travail visant à allier démocratie participative et efficacité militante. Ce réseau va notamment produire une équipe de cadres militants qui se réunit au sein du groupe de réflexion et d’échanges Gogoeta. Il sert à anticiper les enjeux, par exemple les différentes étapes du processus souverainiste basque ou les conséquences prévisibles d’une éventuelle accession de l’extrême droite au pouvoir en France. Il travaille aussi à améliorer les pratiques et stratégies de l’écosystème alternatif et du mouvement abertzale, par exemple quant à leur implantation dans les milieux populaires ou la place et le rôle des femmes en leur sein.

J’aurai également la chance, durant la majeure partie de ces deux dernières décennies, de siéger au Comité national d’ELA. J’y découvre ainsi comment fonctionne la plus grande organisation militante d’Euskal Herria, forte de plus de 100.000 membres, dont l’action impacte la réalité socioéconomique d’une société entière. J’y observe la manière dont cette direction collégiale, d’une cinquantaine de personnes, rajeunit et se féminise de manière spectaculaire tout au long de cette période. J’apprécie le respect constant et exempt de tout paternalisme dont elle fait preuve envers Iparralde, les stratégies qui y ont cours et les mouvements qui les portent. J’y suis attentivement la façon dont elle anime une ligne clairement abertzale et radicale, au niveau social ou écologique, dans un syndicat majoritaire dont une partie de la base est parfois loin de partager a priori les mêmes points de vue. J’y apprends beaucoup, et nous nous inspirons dans notre militantisme d’Iparralde de certains acquis théoriques, pratiques et organisationnels que nous découvrons dans cette organisation de masse plus que centenaire et pourtant en perpétuel renouvellement.

Bizi !, Euskal Moneta et Alternatiba

Dès 2007-2008, nous avons l’intuition que le défi climatique, qui à cette époque est loin de faire la une des journaux et ne constitue pas un sujet dans nos cercles militants, va pourtant conditionner, voire structurer, les combats et générations militantes à venir. La naissance de Bizi ! en juin 2009 vient répondre à cette intuition. Ce nouveau mouvement allie un travail de propositions (diagnostic citoyen vélo, étude emplois climatiques, boîte à outils municipale, etc.) et de plaidoyers, à des actions coup de poing et des mobilisations de sensibilisation à l’urgence climatique, alors loin d’être une évidence partagée. Il engrange vite des victoires concrètes, et croît régulièrement, passant de 20 adhérents à sa naissance à plus de 800 aujourd’hui. Il sera également l’outil de gestation et d’impulsion d’autres initiatives qui vont impacter la réalité locale, et au-delà.

Ainsi, à partir de 2011, inspiré par la dualité vertueuse du modèle EHLG, un projet de monnaie locale, basque, écologique et solidaire va s’élaborer principalement au sein et autour de Bizi !. C’est l’Eusko qui naît en janvier 2013 et devient rapidement la première monnaie locale d’Europe.

En 2013, Bizi ! lance Alternatiba, le premier village des alternatives au changement climatique, qui réunit 12.000 personnes sur Bayonne.

L’impact est particulièrement puissant. Ajouté à l’exemple d’EHLG, l’événement va ouvrir une décennie voyant éclore nombre d’alternatives à la fois ancrées sur le territoire d’Iparralde et visant à répondre aux urgences universelles écologique et climatique.

Cet impact dépasse largement le seul cadre du Pays Basque Nord. Partout en France, et même au-delà, naissent des collectifs et des dynamiques nouvelles s’appuyant sur la méthodologie de Bizi ! et sur l’expérience de Bayonne. Près de 150 Alternatiba seront ainsi organisés un peu partout. Un tour Alternatiba sur des vélos trois ou quatre places, conçu et organisé à partir d’Iparralde, va traverser 186 territoires différents en quatre mois. Il sera l’occasion d’y tenir, plusieurs fois par jour, conférences publiques, réunions avec les associations locales, les élus, la presse, pour sensibiliser à la nécessité de « changer le système, pas le climat ». Une génération climat se forme et jouera un rôle moteur dans les mobilisations citoyennes de la COP21 à Paris, en décembre 2015.

La stratégie déterminée et non-violente de Bizi ! et ses formes d’actions vont également influencer le militantisme social et écologique bien au-delà du Pays Basque. La réquisition à Bayonne des chaises de la banque HSBC coupable d’organiser l’évasion fiscale au service des ultra-riches alors que l’argent manque pour financer la transition écologique, donne naissance au mouvement des « Faucheurs de chaises » contre l’évasion fiscale dans l’ensemble de l’Hexagone.

A Paris, Patrick Viveret, Susan George, Alain Caillé, Claude Alphandery et Edgar Morin,
assis sur un fauteuil réquisitionné à l’agence HSBC de Bayonne, s’engagent auprès
de Bizi ! dans son combat contre l’évasion fiscale des ultra-riches.

A partir de 2018, la rédaction puis l’approfondissement du projet Euskal Herri Burujabe viennent explorer sur le plan théorique l’indispensable complémentarité des combats abertzale et climatique, et dessinent une voie concrète pour la métamorphose écologique et sociale du Pays Basque.

Le désarmement et les preso

La décennie 2010-2020 voit éclore bon nombre de fruits du travail et des paris stratégiques posés au cours des années précédentes, et parfois portés en alliance avec des secteurs non abertzale : l’existence institutionnelle d’Iparralde ; une nette progression électorale d’EHBai venant renforcer le municipalisme abertzale et l’influence du mouvement en général ; la multiplication et le renforcement des structures construisant les souverainetés réelles du Pays Basque dans les domaines énergétique, alimentaire, économique, etc.

En 2016, malgré l’arrêt définitif de la lutte armée proclamée par ETA en 2011 et le travail intense et ininterrompu d’acteurs comme Bake Bidea en Iparralde pour faire avancer le processus de paix censé découler de cette décision historique, la situation paraît bloquée, voire s’enlise dangereusement. L’action de Louhossoa, la dynamique des Artisans de la paix et la journée du désarmement du 8 avril 2017 contribuent à la débloquer, à accélérer le temps et à ouvrir de nouvelles perspectives. Les réseaux constitués année après année par le travail des gens d’ELB et d’EHLG au sein de la Confédération paysanne ; ceux de Bake Bidea et ceux de la Fondation Manu Robles-Arangiz, de Bizi ! et d’Alternatiba, vont jouer un rôle important dans le succès de cette séquence et l’ouverture de certaines opportunités importantes pour l’avenir. Côté français, les premiers changements dans la politique pénitentiaire vont enfin ouvrir une voie, certes trop lente par rapport à ce que nous souhaiterions toutes et tous, mais qui va peu à peu grignoter une bonne partie du régime d’exception subi par les prisonniers politiques basques. Plus globalement, les conditions politiques pour un nouveau cycle historique du combat abertzale sur l’ensemble d’Euskal Herria sont enfin réunies.

Alda et Herrian bizi

En 2020, nous créons Alda, après une longue réflexion sur la faible implantation du mouvement abertzale et progressiste dans les quartiers populaires, et sur les conséquences délétères du délitement du lien social et de l’action collective en général dans ces secteurs de la population. Le succès est fulgurant, Alda remporte la majorité absolue aux élections des représentants des locataires HLM dès 2022 et dépasse les mille adhérent.es en quatre ans à peine ! C’est la preuve que ce nouvel outil correspondait à un besoin énorme.

Dès 2021, Alda fait un diagnostic de la crise du logement, qui frappe durement les milieux populaires et la jeunesse d’Iparralde, et définit cinq objectifs prioritaires pour la combattre (4). L’association se lance dans la bataille en s’appuyant sur une stratégie mûrement élaborée et qui emprunte aux différents enseignements accumulés au fur et à mesure des combats et mouvements qui l’ont précédée. C’est aussi, la même année, la création de la plateforme unitaire Se loger au Pays-Herrian Bizi qui organise deux manifestations très importantes qui marqueront les esprits en novembre 2021 et en avril 2023.

Intervention d’Alda pour empêcher le délogement illégal d’une locataire de Ciboure.

La bataille de l’hégémonie culturelle est clairement gagnée à ce niveau, comme le démontre le premier sondage réalisé sur la question du logement en Pays Basque en mars 2023. Dans un territoire dont 63 % des habitants sont propriétaires de leur logement, une claire majorité de la population déclare vouloir l’encadrement et une forte régulation du marché immobilier et foncier. Une coopération fructueuse s’instaure dès le début avec la Communauté d’agglomération Pays Basque et un certain nombre d’élu.es, maires et parlementaires locaux.

Manifestation de la plateforme Se loger au Pays-Herrian bizi à Bayonne le 1er avril 2023.

Les victoires et avancées se succèdent, pour stopper l’hémorragie des logements transformés en meublés de tourisme, pour lutter contre la fraude sur les contrats locatifs, pour mettre en place un encadrement renforcé des loyers, etc. L’impact est tel que ces luttes locales, contre Airbnb, la cherté des loyers ou la spéculation immobilière, contribuent à mettre la question du logement dans l’agenda médiatique et politique hexagonal, et même à susciter de premières avancées législatives.

Passages de relais

Pendant ces cinq dernières années, nous préparons en parallèle ma transition militante pour qu’elle se déroule le mieux possible. Je me retire peu à peu des diverses structures dans lesquelles j’exerçais telle ou telle responsabilité (Koordinaketa de Bizi !, comité de pilotage de l’Eusko, comité national d’ELA, coordination de la plateforme Se loger au Pays-Herrian bizi, conseil d’administration d’Alda, etc.), et j’anime diverses formations dans le cadre de cette transition.

Je participe au comité de pilotage de la démarche Bagira qui veut établir un bilan des 60 dernières années de lutte et de travail abertzale en Iparralde et faire oeuvre de transmission historique en direction des nouvelles générations. Bagira impulse un processus de rédaction collective d’un document -Herri bidea- qui doit servir de feuille de route partagée par le mouvement abertzale d’Iparralde pour la décennie à venir.

Bagira présente la feuille de route Herri bidea lors de l’Aberri Eguna 2024 à Ustaritz.

Je m’investis aussi avec d’autres pour imaginer et mettre en place un certain nombre d’outils militants -locaux, centre de formation permanente, structures diverses- visant à renforcer et à faire changer d’échelle le travail militant des décennies à venir.

Enfin, avant de quitter le comité de rédaction d’Enbata, je participe à la réflexion engagée pour que cette revue historique du mouvement abertzale fasse peau neuve, réponde mieux aux enjeux de débats, réflexions, approfondissement et anticipation des militant.es abertzale d’aujourd’hui et de demain.

De la première à la seconde ligne

Aujourd’hui, j’ai le sentiment que les différents passages de relais et transitions sont achevés et que je peux désormais me retirer de la première ligne. Je le fais avec une totale confiance en celles et ceux qui vont continuer à l’animer ou la rejoindre. Je vais en profiter pour prendre une année sabbatique faite de barnetegi pour finaliser mon apprentissage encore très imparfait de l’euskara, de voyages et de périodes de réflexions sur l’avenir.

Par la suite, je ne compte évidemment pas arrêter de militer, de travailler à construire un Pays Basque et un monde plus libres, plus solidaires et plus soutenables. Mais je le ferai d’une autre manière, à partir de la seconde ligne. Je sais que je m’investirai notamment dans la formation et la transmission militantes. Et j’essaierai d’être utile dans d’autres domaines, en fonction des besoins déterminés par celles et ceux qui seront en première ligne.

Fier d’être abertzale

J’ai côtoyé tout au long de ces décennies et de ces combats, de ces chantiers, des centaines de militantes et de militants qui m’ont conforté dans la fierté d’être un membre, parmi des milliers d’autres, du mouvement abertzale. Oui, nous pouvons être fiers du chemin parcouru. Nous vivons dans un pays plus solidaire, plus résilient, plus autonome, plus dynamique grâce à cet immense travail collectif réalisé le plus souvent dans l’adversité. Cet engagement de tous les instants permet aujourd’hui au Pays Basque d’affronter dans de bien meilleures conditions que beaucoup d’autres territoires des temps qui s’annoncent difficiles pour l’ensemble de nos sociétés. Je lirai avec plus d’assiduité que jamais Enbata, pour suivre de près les débats et réflexions traversant le mouvement abertzale d’Iparralde dans les combats et les nouveaux défis qui l’attendent.

 

(1) Extrait du texte « ELB se définit » du 27 janvier 1984

(2) Au sein de cet AB post-scission, nous réalisons entre autres un travail théorique de définition, de gauche et écologiste, du projet abertzale au 21ème siècle. C’est par exemple la rédaction, et l’adoption par l’AG d’AB d’un texte qui, deux décennies plus tard, n’a pas pris une ride à mon sens « Le projet abertzale : un combat plus que jamais d’actualité »

(3) avec l’achat puis l’aménagement du bâtiment qui devra héberger la chambre d’agriculture alternative et les campagnes de dons et de virements de soutien.

(4) Brochure « Crise du logement au Pays Basque : cinq urgences ! » diffusée à 4000 exemplaires en juin 2021.

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