Il domina la vie politique d’Iparralde durant l’entre-deux-guerres. Après 1945, une difficile fin de règne le fit tomber dans les oubliettes. Aujourd’hui, un livre de l’historienne Isabelle Bilbao nous révèle un pan entier de l’histoire politique de notre pays.
Que reste-t-il de l’œuvre de Jean Ybarnegaray (1883-1956) qui régna sans partage —écrasa même — la vie politique basque de 1914 à 1940? Quasiment rien. Il en est de son héritage politique comme de son château d’Uhart-Cize, seul subsiste le petit bâtiment de la conciergerie. Sic transit gloria mundi. La génération la plus âgée des habitants d’Iparralde a de ce personnage quelques échos pour le moins tranchés, et… les lecteurs d’Enbata le connaissent. En février dernier, une interview de Jean-Claude Larronde nous a présenté la vie et l’œuvre de cet homme politique.
Aujourd’hui, l’historienne Isabelle Bilbao lui consacre un livre, il s’agit de la seule étude publiée sur Jean Ybarnegaray, si l’on omet le mémoire de sciences politiques de Bernard Menou (1972), toujours inédit et qui traitait essentiellement des joutes électorales, des idées politiques et de l’action parisienne du personnage.
Epoque tumultueuse
«Ybar», comme on le surnommait couramment, est le produit d’un milieu —l’aristocratie terrienne du Pays Basque intérieur au XIXe siècle— et d’une époque pour le moins troublée : marquée par deux conflits mondiaux, la «décadence» d’une France qui perd son statut de grande puissance et devient laïque, industrielle, urbaine, éclatée sur la plan social et politique, secouée par les « affaires » et la crise anti-parlementaire de février 1934. Violemment touchée par la première grande crise économique mondiale, la montée du communisme et du fascisme, enfin le début de la disparition de l’Empire colonial français, on le voit, la période est pour le moins agitée.
Face aux crises et aux forces du «mouvement», la réponse de Jean Ybarnegaray sera celle du conservatisme absolu, de l’ordre, de la famille, du redressement national, des hiérarchies traditionnelles et de la propriété. Après une difficile élection à la députation en 1914, Ybarnegaray deviendra un notable inamovible, constamment réélu jusqu’à la deuxième guerre mondiale, avec des scores frisant le plébiscite : sur le tard, il ne prend même plus la peine d’imprimer affiches et professions de foi pour ses campagnes électorales ! Les soupçons de fraude assortie de procès ne l’atteindront guère.
Rapports de vassalité
Le personnage est un «seigneur» admiré comme tel : grand amateur de chasse, homme à femmes, menant grand train en son château. Le lien qui unit Jean Ybarnegaray à son électorat n’est pas un lien idéologique, il s’agit d’abord d’un lien personnel, d’une identification qui fonde son statut. C’est un notable à l’ancienne, comme a pu l’être un de ses successeurs, Michel Inchauspe. Sa position « fait de lui un dispensateur de bienfaits, et il est de l’intérêt de tous de se concilier ses bonnes grâces. Ainsi, se constitue-t-il une clientèle de gens dévoués prêts à le soutenir, à condition que celui-ci assure leur protection. Le notable endosse le rôle de médiateur-protecteur« . La file d’attente de ses administrés devant le château du député-maire est souvent très longue. Féodalité et rapports de vassalité ne sont pas loin.
Tribun exceptionnel plus que leader d’envergure nationale, il participe très activement et dans les rangs de la droite dure plutôt que de l’extrême droite, à la vie politique française et à tous ses débats : question religieuse, alliances internationales, antiparlementarisme. Sa brève participation au gouvernement du maréchal Pétain, puis son action au service de la Résistance et son arrestation par la Gestapo puis son internement en Allemagne, lui vaudront d’être faiblement condamné à la Libération, mais frappé d’inéligibilité. Malgré ses efforts, il ne parviendra pas à jouer de rôle important après la guerre de 39-45 et décédera en 1956.
Le livre d’Isabelle Bilbao nous fait découvrir la vie et l’action de ce Basque haut en couleur. Et surtout elle saisit le contexte politique, social, économique et culturel, religieux, idéologique, dans lequel il s’inscrit, un Pays Basque si différent de celui d’aujourd’hui. Les extraits des œuvres oubliées de Gaêtan Bernoville ou de Pierre Lhande sont éclairants à cet égard. Elle nous révèle aussi un homme que l’on croyait d’un bloc, tant son éloquence était péremptoire et à l’emporte-pièce. En réalité, le parcours d’ »Ybar » fut semé de contradictions et de revirements nombreux.
La poids du clergé
Dans les trois provinces de cette première moitié du XXe siècle, le Basque est un croyant, eskualdun fededun. «La paroisse est la vraie cellule du Pays Basque ; le centre de la vie, c’est l’Eglise, le chef supérieur est le curé» (Gaëtan Bernoville). Le respect des hiérarchies sociales, l’acceptation des règles de comportement et l’interprétation morale et religieuse des actes, conditionnent la vie au quotidien. « En chaire et au confessionnal [les membres du clergé] ont terrorisé par la crainte de l’enfer, nos populations encore très arriérées. Partout, ils ont dit qu’il valait mieux tuer son père ou sa mère que voter pour le candidat républicain, partout ils ont refusé l’absolution que la presque totalité de nos concitoyens habitués à faire la communion pascale, sont allés leur demander, s’ils ne promettaient pas de voter avec un bulletin marqué par eux pour Ybarnegaray » (lettre au préfet du maire de Baigorri, Etcheverry-Ainchart, qui démissionne pour dénoncer les pressions qui faussent le résultat de l’élection « d’Ybar » en 1914). Plusieurs autres personnalités supplient la Chambre des députés d’invalider cette élection « pour l’avenir de notre race, pour son émancipation, pour l’arracher à l’état de torpeur et de crédulité dans lequel l’ont plongé un clergé fanatique et séparatiste à l’exemple des carlistes de la Navarre espagnole ». Toute une époque!
« Député-pilotari »
Sur le plan économique, notre pays est assez pauvre, marqué par la petite propriété agricole (moins de 20 ha), le phénomène de l’émigration bat son plein, ce qui est le propre des peuples affaiblis. Les crises se succèdent, le prix du lait de brebis vendu à Roquefort s’effondre entre 1926 et 1927, celui du blé baisse de 50% de 1931 à 1935. Les industries traditionnelles (espadrille, chaussure) tournent, mais jouent souvent un rôle de revenu complémentaire.
Au service du conservatisme, émerge un renouveau culturel basque dont Jean Ybarnegaray est partie prenante. Il fonde la Fédération française de pelote basque (FFPB), puis la Fédération internationale et met en oeuvre des démarches novatrices avec un effort de rationalisation des règles et la valorisation de jeux oubliés. «Ybar» sera le «député pilotari». La FFPB est un outil qui permettra de distinguer la pelote de l’activité lucrative professionnelle « corrompue par le tourisme« , elle doit se rapprocher en cela de l’amateurisme olympique.
Jean Ybarnegaray soutient la création d’Euskaltzaindia. Mais son attachement à l’euskara et aux traditions basques n’a d’autre objet que de protéger le pays contre les mœurs «décadentes» de l’époque, les idées neuves telles que le communisme ou la « contamination franc-maçonne« . Le français est au contraire la langue de l’administration et de la modernité. Ybarnegaray s’affronte souvent avec le préfet et les fonctionnaires de l’Etat. Dans ce contexte, Isabelle Bilbao évoque finement la « notion d’indigénat » confortée par les fonctions de maire et de président du syndicat de Cize qu’occupent « Ybar », ainsi que la légendaire « fierté des Basques » de ce temps, « caractéristique des sociétés qui ont une culture dominée, mais restent séduites par la culture dominante« .
Contradictions et revirements
Tout au long de sa vie, le parcours de Jean Ybarnegaray est traversé de contradictions, de bifurcations radicales, on peine parfois à définir une cohérence dans son action. Nationaliste français intransigeant qui puise ses racines dans la défaite des soldats de 1870-71 et l’héroïsme de ceux de 1914-18, il demeure extraordinairement attaché au Pays Basque, selon la formule de la «Petite patrie dans la grande». Ses déclarations exaltent le peuple basque, sa ruralité, son identité et sa culture, sa langue et ses symboles. «Il faut que notre drapeau, celui de nos sept provinces, celui qui tient enfermé dans ses plis tant d’orgueil, tant de fierté, tant de vaillance et d’amour passionné, il faut que ce drapeau flotte sur tous les frontons du monde», déclare-t-il à l’occasion des Jeux Olympiques de Los Angeles en 1932 où la pelote basque sera pour la première fois représentée. Nationaliste français exacerbé, « Ybar » prône pourtant le développement des relations économiques avec Hegoalde et l’Espagne, il travaille à la suppression des visas sur les passeports.
Projection ou illusion d’optique peut-être, le lecteur d’aujourd’hui a l’impression que l’abertzalisme n’est pas loin, il suffirait de peu de chose pour… Mais le poids de l’histoire, le fameux sang versé dans les tranchées par tous les héros de Verdun, la formation, l’idéologie conservatrice, le milieu dont «Ybar» émane et qu’il exprime, tout cela fait qu’il refuse de s’inscrire dans une logique autre.
Nurse anglaise et lycée parisien
Tel Janus et ses deux faces, « Ybar » si attaché aux traditions, à la langue basques, se marie sur le tard à Paris avec une Dor de Latours, issue de la noblesse française, en présence du cardinal Verder. Il fait élever ses enfants à Uhart-Cize par une nurse anglaise, puis dans des établissements scolaires parisiens.
Un de ses chevaux de bataille au parlement est la dénonciation des liens entre milieu politique et monde de la finance. Le hic est qu’il est lui-même impliqué dans le scandale de l’Oriental Navigation Company, où il siège en tant qu’administrateur.
Lorsqu’éclate la guerre civile en Espagne, Ybarnegaray intervient auprès des autorités navarraises pour que les nationalistes basques ne soient pas persécutés. Il réunit de nombreuses personnalités, députés, élus, anciens combattants, dans son château d’Uhart-Cize pour aider les réfugiés basques venus chercher asile et «obtenir des pouvoirs publics, au bénéfice des frères basques, l’autorisation de séjourner dans le département des Basses-Pyrénées» (1). Quelque temps plus tard, sur intervention du général Mola, il tourne casaque et demande que la frontière soit fermée aux milliers de «pillards, incendiaires, dynamiteurs, assassins et tortionnaires» qui déferlent sur la France. «Nous sommes en Pays Basque français unanimes aux côtés des Basques du général Franco», affirme-t-il. Il poursuivra de sa haine le gouvernement basque et son président J. A. Agirre. Du 18 au 25 mai 1940, près de 600 réfugiés basques seront arrêtés et internés au camp de Gurs.
Vichysso-résistant
Sur le pan international, Jean Ybarnegaray manifeste une opposition absolue à l’égard de l’Allemagne, son réarmement et son expansionnisme. Mais lorsque la Tchécoslovaquie est abandonnée à Hitler en 1938, il approuve les accords de Munich. Comme il admire le régime fasciste italien et soutient Franco qui doit son pouvoir au soutien militaire allemand.
Il fait preuve d’un loyalisme républicain sans faille, dès 1914. Mais il ne cache pas être l’ami de Léon Daudet, un des leaders monarchistes le l’Action française. Le journal du même nom soutient la candidature d’ «Ybar». Le 16 juin 1940, il entre au gouvernement de Pétain «à titre personnel» et non comme représentant de sa formation, le Parti social français (PSF), alors qu’il a dit à de Gaulle partant s’exiler à Londres: « Des deux côtés, nous livrerons le même combat ».
Sur la période 1939-1945, l’historienne Isabelle Bilbao est la première à rendre compte des archives du procès de Jean Ybarnegaray devant la Haute-Cour de justice en mars 1946. Elle révèle une des épisodes les plus controversé et douloureux de l’histoire de Jean Ybarnegaray, sur la base de documents irréfutables et peu connus. Y apparaît la démarche d’un «Vichysso-résistant»… Les témoignages des instituteurs franc-maçons dont «Ybar» réclama à Vichy la révocation, pèseront lourd, contre-balancés par les déclarations des résistants dont il favorisa la fuite en Espagne ou par son incarcération par la Gestapo.
L’ensemble de cet ouvrage permet aujourd’hui de prendre la mesure d’un homme et de son époque, avec le sens de la nuance et la distance nécessaire qui sied à la démarche historique. Il permet de saisir le substrat de la vie politique de notre pays, de mieux comprendre d’où nous venons. Il s’agit là d’une de ses qualités majeures (3). On attend donc avec impatience la suite. Le prochain livre d’Isabelle Bilbao sera consacré aux Etcheverry-Ainchart, ennemis jurés de Jean Ybarnegaray, grande famille de notables de Baigorri, dont l’histoire, le mode de vie et les idées se situent à l’opposé.
(1) Discours de Jean Ybarnegaray en 1924.
(2) Selon le rapport de l’inspecteur de police spéciale détaché à Baigorri le 3 octobre 1936.
(3) Qu’il nous soit permis d’exprimer un seul regret: la faible qualité des reproductions photographiques et l’absence de documents qui figurent dans le mémoire universitaire de Bernard Menou, une profession de foi en eskuara et un long tract communiste, également en langue basque. Ce type de texte si rarement visible aurait mérité de figurer en annexe.
Jean Ybarnegaray, entre «petite patrie et grande patrie», Isabelle Bilbao, Ed. Elkar, 2013, 204 p.