L’affaire perturbe les cercles démocratiques et humanistes: le célèbre juge Baltasar Garzón de Madrid encourt la révocation de la magistrature ou, à tout le moins, une interdiction d’exercer pendant dix ans. Lui, le rempart judiciaire de la toujours jeune démocratie espagnole contre le terrorisme basque, lui, le pourfendeur d’anciens dictateurs sud-américains comme feu le général Pinochet. Et que reproche-t-on à ce caballero sans peur et sans reproche? On l’accuse d’avoir ouvert des procédures de recherche des corps de victimes de la guerre civile espagnole de 1936, une initiative qui violerait la loi d’amnistie de 1977 sur les crimes du franquisme et ceux de l’anti-franquisme.
Devant l’imminence des menaces judiciaires et disciplinaires, Baltasar Garzón a été exfiltré en urgence de son poste de Madrid par le gouvernement espagnol et affecté en catastrophe au parquet du procureur de la Cour pénale internationale de La Haye.
Mais comment tout cela est-il possible dans la belle démocratie espagnole, gouvernée de surcroît par le Parti socialiste ouvrier? En fait, les bonnes âmes bien-pensantes ont toujours refusé de voir ou de savoir que les franquistes et leurs héritiers sont toujours demeurés présents et en force dans la société et l’Etat espagnols. Le régime actuel de monarchie parlementaire résulte en effet d’un pacte, probablement conclu dès avant la mort de Franco, entre les franquistes et les républicains, par lequel les républicains ont renoncé à la République et les franquistes à la dictature du parti unique. Si les républicains ont renoncé à la République, ce fut, dans l’intérêt national de l’Espagne, du fait de la question basque: le fer de lance de la lutte anti-franquiste étant à l’époque l’organisation basque E.T.A., un retour de la République en Espagne aurait pu être suivi de la création d’une République basque.
Il n’y a jamais eu de “défranquisation”
Du fait de ce pacte hispano-espagnol, il n’y a jamais eu de “défranquisation”: toutes les structures publiques ainsi que les personnels franquistes sont restés en place, notamment dans l’armée, la police et les tribunaux. La droite parlementaire espagnole actuelle est l’héritière directe du franquisme, l’un de ses co-fondateurs, Fraga Iribarne, étant d’ailleurs un ancien ministre de Franco. Cette droite post-franquiste est toujours dominante dans l’armée, la police, la justice, dans les milieux d’affaires, mais aussi dans la plus grande partie de la presse écrite et audio-visuelle. Et elle n’allait faire qu’une bouchée de Baltasar Garzón, qui a dû se réfugier en catastrophe aux Pays-Bas comme aux grandes heures de la dictature.
L’ironie du sort veut donc que Garzón se retrouve pris au piège d’un système dont il a été un brillant représentant et exécutant. Et certes, il ne faut pas oublier que la totalité des dossiers d’instruction suivis à l’Audiencia nacional de Madrid, par lui comme par ses collègues, en matière basque, sont fondés sur la torture: aucun des aveux, aucune des informations opérationnelles figurant dans ces dossiers n’ont été obtenus sans l’usage de la torture. Ce même Garzón a aussi été sous-secrétaire d’Etat du gouvernement socialiste espagnol à une époque où le Parti socialiste espagnol était l’organisateur du groupe terroriste GAL. Un autre titre de gloire de Garzón est aussi d’avoir assassiné de sang-froid le grand quotidien basque Egin: en tant que magistrat instructeur, il avait pris la mesure “provisoire” surprenante d’interdire la parution de ce journal, puis, quelques années plus tard, au terme de l’instruction, il avait donné mainlevée de cette mesure “provisoire”. Evidemment le journal était mort depuis longtemps, ce qui était le but recherché. Suivant cet exemple, un de ses collègues de l’Audiencia nacional a fait de même en assassinant l’unique quotidien en langue basque “Egunkaria”.
Le gouvernement des juges
en Espagne
Tout ceci nous amène à un dernier point particulièrement préoccupant: le gouvernement des juges en Espagne et le rôle directement politique du pouvoir judiciaire. De nos jours c’est tel ou tel juge du tribunal spécial de Madrid qui interdit à l’avance telle ou telle manifestation publique basque et qui donne directement des instructions à la police administrative. Si une manifestation basque n’a pu être interdite, c’est un même juge qui donne ordre à la police de la dissoudre si tel ou tel slogan interdit est lancé. C’est ce même pouvoir judiciaire espagnol qui interdit à la gauche indépendantiste basque de se présenter aux élections: si un candidat ou une liste sont repérés comme indésirables, la candidature est annulée par un juge qui anticipe les idées politiques interdites que les candidats défendront probablement. C’est une telle situation qui permet d’ailleurs au Parti socialiste espagnol allié aux post-franquistes d’être actuellement à la tête du gouvernement autonome basque.
Et comment oublier le sort d’Arnaldo Otegi, le leader de la gauche indépendantiste basque, qui est incarcéré depuis un an, par la même Audiencia nacional de Garzón, pour avoir rendu hommage à un mort, Argala, militant anti-franquiste amnistié par la loi de 1977 et assassiné par les services spéciaux espagnols. Pourtant si Argala a été amnistié, ses actes de résistance anti-franquiste ne sont plus juridiquement du terrorisme et lui rendre hommage n’est pas un acte terroriste. Voici donc le système de gouvernement des juges que Garzón a fortement contribué à développer: si l’on parle du militant Argala, la loi d’amnistie de 1977 ne s’applique pas, mais si l’on veut rechercher les corps de victimes de la guerre civile elle s’applique. Le gouvernement des juges conduit aussi à l’arbitraire et le juge Garzón en est, d’une manière étonnante mais révélatrice, à la fois un représentant éminent et une victime inattendue.
Jean-Philippe Gonzalez