Chacun des 12 pays des rives africaine et asiatique de la Méditerranée (à l’exception peut-être de Malte) constitue à lui seul un véritable casse-tête géopolitique. Ecartons-nous un peu des projecteurs braqués sur la partie arabe de la Méditerranée pour revenir sur le processus de réunification de Chypre. Divisée depuis l’occupation par la Turquie de la partie nord de l’île en 1974, Chypre a gâché un nombre impressionnant d’occasions d’avancer vers la réunification. Jusqu’en 2003, c’est l’opposition du Président de la République Turque de Chypre Nord (RTCN) qui a bloqué toute avancée. Lors-que son successeur de gauche Mehmet Ali Talat parvint à convaincre sa population d’accepter le plan de réunification de l’ONU, c’est la partie grecque de l’île qui s’y est opposée. Malgré cela, l’UE a inconsidérément accordé le statut de membre à la seule moitié grecque de l’île en 2004. Et la défaite en 2009 de Talat face au «faucon» Dervish Eroglu a peut-être sonné le glas de tout espoir de réunification.
Pourtant, rien ne semble à première vue s’opposer à un règlement du conflit chypriote. Selon une série de sondages réalisés par l’organisation «Chypre 2015» qui œuvre pour une meilleure information du public et des politiques, 68% des Chypriotes grecs et 65% des Chypriotes turcs souhaitent que les négociations entamées en 2008 sous l’égide de l’ONU débouchent sur un accord. Le principe d’une «fédération bizonale et bicommunautaire» adopté comme objectif de ces négociations par les deux parties est également approuvé par les Chypriotes grecs et turcs (87% et 66% respectivement).
Personne ne veut mettre un terme
aux négociations
Le problème est que le nord et le sud de l’île sont loin de partager le même concept de «fédération». Les Chypriotes grecs souhaitent par ex-emple lever toute restriction sur le droit de résidence (99%) alors que leurs voisins s’y opposent. Les deux positions sont explicables: les 200.000 «déplacés internes» (terminologie onusienne) et leurs descendants représentent un cinquième de la population totale et sont en majorité des Chypriotes grecs qui souhaitent pouvoir se réinstaller dans la moitié nord. Pour les Chypriotes turcs en revanche, un retour massif viderait de tout son sens la notion de «fédération bicommunautaire» des accords de 2008… L’adhésion globale au concept de fédération doit donc être fortement relativisée par le fait que seuls 28% des Chypriotes grecs soutiennent le concept de fédération de leurs voisins du nord. Réciproquement, 53% de ces derniers soutiennent la version chypriote grecque alors que le statu quo recueille 64% d’opinions favorables!
On peut donc partager l’opinion de l’International Crisis Group qui estime que si les négociations continuent, c’est parce que personne ne veut prendre la responsabilité d’y mettre un terme. La défiance à l’égard de l’autre partie est grande dans les deux camps (84% au sud, 70% au nord) et il faudrait pour la vaincre que les dirigeants prennent de part et d’autre des mesures unilatérales. On en est loin, et c’est d’autant plus frustrant que la situation actuelle nuit à tout le monde: aux Chypriotes grecs qui voient s’évanouir la perspective de pouvoir retourner au nord de l’île; aux Chypriotes turcs qui se retrouvent bloqués aux portes de l’UE; à l’UE qui est incapable de résoudre un conflit frontalier d’un de ses Etats membres; et à la Turquie qui n’a aucun espoir d’intégrer l’UE tant que le conflit ne sera pas résolu.
Ankara, bas les pattes
A vrai dire, seules les populations pourraient donner un grand coup dans la fourmilière et forcer la main à leurs dirigeants. C’est improbable, mais pas plus que de renverser Moubarak! Par ailleurs, certains frémissements sont observables. Ainsi, le 28 janvier, une manifestation de plusieurs milliers de Chypriotes turcs a critiqué le plan d’austérité imposé par la Turquie, et même la présence de cette dernière, le slogan «Ankara, bas les pattes» en guise d’euphémisme du désormais célèbre «Dégage!». Cette manifestation a réussi à faire sortir le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan de ses gon-ds: «Nous les nourrissons et ils nous disent de partir! Pour qui se prennent-ils? […] De telles insultes contre la Turquie ne devraient pas être tolérées». Non contents d’avoir rapidement obtenu la tête de l’ambassadeur turc en RTCN, les manifestants n’ont pas hésité à braver la colère d’Erdogan. Le 2 mars, ils étaient en effet encore plus nombreux à scander des slogans aussi peu équivoques que: «ce pays est à nous, nous voulons le diriger». Soyons donc optimistes et gageons que ces manifestations dictées par le contexte social sont aussi les débuts d’un travail de sape contre la muraille de défiance qui divise Chypre.