C’est en saisissant les possibilités offertes par le délitement du régime de Saddam Hussein à la fin de la première guerre du Golfe que les Kurdes d’Irak ont bâti leur autonomie. La «Région autonome du Kurdistan» (ou Kurdistan irakien) est aujourd’hui une entité fédérale autonome regroupant environ 5 millions de personnes et reconnue internationalement. Les Kurdes de Syrie semblent bien décidés à suivre l’exemple de leurs cousins irakiens, et dans les provinces du Nord-Est de la Syrie, où l’emprise du régime de Bachar el-Assad se relâche, le «Kurdistan occidental» prend forme…
Focalisé sur la bataille d’Alep, Bachar el-Assad a choisi de faire appel à ses troupes loyales positionnées dans les provinces périphériques. Presque immédiatement, dans les zones kurdes du Nord-Est de la Syrie, des milices kurdes ont pris le contrôle de plusieurs grandes villes. La rapidité de cette opération contraste avec l’attentisme des Kurdes depuis le début des soulèvements en Syrie. Les différentes formations kurdes étaient en effet divisées sur cette question. La plus puissante d’entre elles, le Parti de l’Union Démocratique (PYD, généralement présentée comme le bras politique du PKK en Syrie) avait en effet choisit de soutenir le régime d’el-Assad alors que le Conseil National Kurde (KNC, une coalition d’une douzaine de partis) était plus proche de la rébellion. C’est à Masoud Barzani, Président du Kurdistan irakien que l’on doit le rapprochement de ces deux formations rivales. Réunis sous son égide à Erbil, en Kurdistan irakien, le PYD et le KNC ont créé et intégré une nouvelle structure chargée de gouverner les zones kurdes «libérées». Cet accord comporte également un volet militaire, avec la création d’«Unités de Protection Populaire» kurdes, en partie entraînées au Kurdistan irakien, et dont on a pu ces jours-ci constater l’efficacité.
Défendre leur région
L’alliance des différentes formations kurdes après des années de dissensions attisées par le régime syrien a été facilitée par le manque de crédibilité du Conseil National Syrien (CNS) sur le dossier kurde, et plus généralement en matière de respect des droits des minorités. Il est vrai que les trois parrains de cette coalition d’opposants au régime syrien– l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie – ne jouissent pas d’une réputation reluisante en la matière. Certes, le CNS a bien tenté de faire illusion en se dotant, le 6 juin dernier, d’un président kurde… Mais moins d’un mois plus tard, le KNC claquait la porte du CNS qui s’obstinait à exiger que la Syrie soit considérée comme une «nation arabe».
Cette prise de distance de la rébellion kurde avec les opposants arabes au régime d’el-Assad s’observe aussi au niveau militaire entre les «Unités de protection» kurdes et l’Armée Libre de Syrie (ALS). S’expliquant sur le fait que les combattants kurdes n’aient pas laissé l’ALS pénétrer sur leur territoire, le vice-président du PYD a fait savoir «que [les Kurdes] n’ont pas pris la décision d’affronter l’ALS, mais [ils] doivent défendre leurs régions eux-mêmes». De son côté, le vice-commandant en chef de l’ALS a fait savoir que si les Kurdes faisaient un pas vers la création de leur propre Etat au sein de la Syrie, «l’ALS ne les laisseraient jamais faire». On a déjà vu entente plus cordiale entre alliés de circonstance…
Une autonomie de facto
Les Kurdes ne semblent pas s’en soucier outre mesure, et alors que le CNS est paralysé par d’innombrables dissensions internes, ils s’organisent sur le terrain: écoles de langue kurde, comités de protection, réflexion sur les services publics, etc., fleurissent dans les zones sous leur contrôle. Quel que soit le nouveau pouvoir qui émergera des affrontements actuels, il devra composer avec une autonomie kurde de facto… exactement comme ce fut le cas en Irak.
Il va sans dire que cette perspective ne réjouit pas la Turquie qui soupçonne el-Assad d’avoir volontairement soutenu les Kurdes de Syrie. «Dans le Nord, a ainsi déclaré le Premier ministre Erdogan, Assad a déjà alloué cinq provinces aux terroristes». Erdogan n’a d’ailleurs peut-être pas complètement tort car les Kurdes se sont emparés du pouvoir sans avoir à combattre, ou presque pas… Cela ne change rien au problème de la Turquie qui redoute que la création d’un «Kurdistan occidental» autonome ne ravive les revendications des Kurdes de Turquie, et ne serve de base arrière au PKK. Le ministre des Affaires Etrangères turc a donc clairement fait savoir que son pays ne tolérerait pas «la création d’une structure terroriste près de [la] frontière», et Erdogan a même menacé d’intervenir sur le territoire syrien : «C’est notre droit le plus naturel puisque ces formations terroristes troubleraient notre paix nationale». Une paix nationale toute relative puisque la guérilla du PKK redouble d’intensité et que l’armée turque vient de mobiliser 2000 hommes à la frontière irakienne. Il serait probablement bien plus profitable à la «paix nationale» que la Turquie prenne acte de la création du «Kurdistan occidental» comme elle a si bien su le faire avec le Kurdistan irakien…