La gauche abertzale est-elle prête ?

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Né en 1958 à Elgoibar, Arnaldo Otegi, prisonnier politique depuis cinq ans sous le numéro 8719600510 dans le cadre de l’affaire Bateragune, est l’acteur majeur de la sortie de la lutte armée au Pays Basque.

La gauche abertzale doit faire face à des défis majeurs si elle veut garder la main dans la nouvelle phase qui s’ouvre en Euskal Herria. Certaines des réponses possibles sont contenues dans la dernière interview d’Arnaldo Otegi donnée au quotidien Berria et parue en français dans les colonnes d’Enbata N°2292 de décembre 2014. Sommes-nous réellement à hauteur des opportunités nouvelles et gigantesques créées par la disparition de la lutte armée d’ETA, par le processus catalan, par les crises sans précédent traversées par le système économique et politique dans lequel nous vivons ?

L’incroyable percée de Podemos dans les sondages électoraux espagnols est un phénomène politique à part entière, même s’il devait se révéler éphémère. Le fait que cette percée concerne également le Pays Basque Sud doit être l’occasion de nous interroger sur la situation actuelle de la gauche abertzale.

Sommes-nous en phase avec les besoins et préoccupations exprimés par notre base sociale, actuelle et potentielle ? Notre stratégie, notre message, notre fonctionnement se sont-ils adaptés à la nouvelle page d’histoire ouverte par l’arrêt définitif de la lutte armée ? Sommes-nous donc en position de faire surgir toutes les potentialités de cette nouvelle phase ? Sommes-nous armés pour ne pas tomber dans les pièges et dangers qu’elle va également supposer pour le rupturisme abertzale ?

Sommes-nous réellement à la hauteur des opportunités nouvelles et gigantesques créées par la disparition de la lutte armée d’ETA, par le processus catalan, par les crises sans précédent traversées par le système  économique et politique dans lequel nous vivons ?

Les intentions de vote dont bénéficie aujourd’hui Podemos dans la Communauté Forale de Navarrre et la Communauté Autonome d’Euskadi doivent nous faire réfléchir.

La gauche abertzale est-elle allée au bout des changements que suppose la nouvelle phase ?

Ne risque-t-elle pas de le payer, à deux niveaux différents ?

• celui de son projet politique, car il faut remplacer le rôle de moteur militant, de rempart contre l’intégration par le système que la lutte armée a joué, par la force des choses, au cours des 50 dernières années, par d’autres éléments structurants, tels que le projet de société et sa déclinaison concrète, et par une véritable stratégie de confrontation démocratique, voire de désobéissance civile,

• celui de sa base sociale, que la disparition de la lutte armée rend potentiellement beaucoup plus ample. Mais une mauvaise appréhension de certains enjeux actuels pourrait lui faire rater ce pari.

L’interview d’Arnaldo Otegi

Quels doivent être les changements, les évolutions que la gauche abertzale doit mettre en route pour faire face à ces deux défis ? Un texte en liste un certain nombre, texte qui a été insuffisamment commenté à mon  goût, alors qu’il situe très justement les problèmes et les pistes de solutions concernant la stratégie de la gauche abertzale. Il s’agit de l’interview d’Arnaldo Otegi, publiée dans Berria (et en français par Enbata) que je conseille fortement de lire attentivement (en décryptant les réponses avancées sous forme de questions et les formules propres aux codes internes du débat made in MLNV).

Les évolutions nécessitées par la nouvelle phase Pour Arnaldo Otegi, la gauche abertzale éprouve d’énormes difficultés à s’adapter à la nouvelle donne politique, qu’elle a pourtant elle-même su créer. Elle a tendance à répondre à la nouvelle situation avec les vieux schémas de toujours : schémas politiques, modèles d’organisation ou modes de direction hérités de la phase antérieure. Ce faisant, elle perd le bénéfice qu’elle pourrait escompter de la nouvelle donne politique, elle passe à côté du potentiel permis par la nouvelle stratégie.

Avec l’arrêt de la lutte armée, le MLNB -mouvement de libération nationale basque a osé une première révolution, mais il lui reste à en affronter une seconde, celle qui amènera un changement de sa culture politique.

Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra élaborer un projet indépendantiste rénové et qu’il obtiendra l’adhésion d’une majorité sociale en Pays Basque.

Pour le leader abertzale, le projet de libération basque élaboré durant le franquisme a amené une phase à son terme. Toutes les bases du modèle mis en place durant la transition sont aujourd’hui remises en question et l’Etat espagnol connaît une crise structurelle. Nous avons donc comme mission de faire revenir le projet de libération au peuple et “avec lui, rêver, discuter et construire le projet indépendantiste et socialiste renové correspondant au contexte de ce début de XXIe siècle”.

Il faut faire sortir ce débat des structures fermées et le mener dans les communes, avec le peuple. “Plus que de cohésion, c’est d’espoir et de passion dont nous avons besoin pour mener la lutte”.

La feuille de route souverainiste de la gauche abertzale

Quand on lui demande si ETA doit poursuivre son désarmement, Otegi répond par une double question, qui donne aisément à comprendre ce qu’il préconise : “l’Etat a-t-il un intérêt au désarmement et au  démantèlement d’ETA ? Et notre peuple lui-même ?”. Il poursuit à partir de là en soulignant quelques points essentiels à prendre en compte dans le débat sur la stratégie souverainiste. Pour lui, l’Etat espagnol jette de l’huile sur le feu, attise la répression et focalise l’attention sur le sort des prisonniers et des victimes du conflit pour gagner du temps. La raison est simple: tant que le mouvement indépendantiste basque ne s’occupe que des conséquences du conflit, il ne mettra pas le processus indépendantiste en route et donc, on n’ouvrira pas au niveau de l’Etat un second front en même temps que celui de la Catalogne.

Alors que le processus indépendantiste de la Catalogne est en marche, avec ses spécificités propres, au Pays Basque, nous sommes très en retard sur le travail de base à mener pour une telle démarche. Par exemple, le débat populaire pour dessiner et construire un projet indépendantiste de gauche du XXIe siècle n’a toujours pas démarré.

La Catalogne a, elle, mené ce débat-là. Elle suit aussi une feuille de route précise et elle a rédigé le Livre Blanc de l’indépendance. Et elle dispose de milliers de volontaires qui se sont mis à faire du porte-à-porte pour convaincre les gens de la nécessité de l’indépendance.

Aux yeux d’Arnaldo Otegi, le processus catalan sera confronté à de grosses difficultés, d’énormes embûches, mais il est irréversible, parce que ce processus, à la base et dans son développement, n’est plus aux mains des partis et a été repris par le peuple. “Finalement, le seul protagoniste du processus c’est le peuple. Nous devons tirer des leçons de tout cela.”

Le dirigeant abertzale incarcéré pense que le Pays Basque ne tire pas suffisamment profit des opportunités ouvertes par le processus catalan. Il cite Gure Esku Dago comme une dynamique qui a connu une première étape spectaculaire et donne un conseil à celles et ceux qui y sont investis “Ne laissez à personne le droit de s’immiscer dans ce qui revient uniquement au peuple ; que cela revienne au peuple et en aucune façon à un parti.

Arnaldo Otegi prend également en compte le fait que la route menant au Zazpiak Bat doit respecter trois espaces de décision : Communauté Autonome Basque /Navarre/Pays Basque Nord. C’est donc dans le grand débat national et populaire, large et ouvert, sans tabou ni préjugé, mené dans toutes les villes et villages, qu’il appelle de ses voeux qu’il faudra préciser quelle est la voie la plus efficace pour arriver à cet objectif en tenant compte des différents rapports de force et réalités juridico-politiques en présence. Et le leader de la gauche abertzale de répèter alors que du fait de l’importance de ce débat et de la gravité des décisions qu’il faut prendre, cela ne peut se faire au sein des appareils de partis. “Au contraire, ces décisions doivent être prises par des milliers d’indépendantistes, par le biais d’un processus participatif qui doit être mené sur l’ensemble du Pays Basque. Sinon, nous nous tromperons.

Pour le moment, il n’y a sur la table aucune proposition concrète pour que le Pays Basque devienne un Etat –quel type d’état ? Sur quel modèle social ?– ni même de feuille de route précise –en combien de temps ? Quel sujet de décision ? Notre peuple ne dispose donc pas des outils nécessaires pour mener ce processus. Mais Otegi reste optimiste. Si nous sommes capables de mettre en place un projet constructif et attractif, qui suscite passion et espoir, nous nous rendrons compte que l’indépendance sera beaucoup plus accessible que nous le pensons.

Garantir un projet de transformation réelle de la société

Citant Lénine qui écrivait que “faire de la politique c’est comme marcher au bord d’un précipice”, Arnaldo Otegi se montre particulièrement conscient des risques d’intégration, de normalisation de la gauche abertzale aujourd’hui tellement investie dans le travail institutionnel, dans un contexte très différent créé par l’arrêt de la lutte armée. Si l’on continue de se donner comme objectif de changer le monde, alors il faut absolument doter l’activité politique de certains garde-fous.

D’une part, en ne se limitant surtout pas au travail institutionnel, tout aussi important qu’il soit.

Et d’autre part, en construisant un contre-pouvoir citoyen (au niveau syndical, écologiste, féministe, culturel…) pour nous débarrasser de tous risques d’assimilation de la politique classique.

Ces contre-pouvoirs nécessitent une autonomie totale et un espace illimité pour la critique, car c’est seulement ainsi qu’ils seront efficaces.

C’est uniquement grâce à ces antidotes que nous aurons la garantie que ce qui est réalisé tant au niveau institutionnel qu’au niveau des luttes populaires convergera vers le même sens, celui d’une société libre, cultivée et socialement très évoluée.

Au moment d’évaluer le travail d’ EH Bildu – Sortu dans les institutions, celui qui a été élu secrétaire général de Sortu répond également par une interrogation dont on sent bien qu’elle est également porteuse d’une certaine remise en question : “les gens ont-ils vu un changement au niveau des institutions que nous gérons, dans la politique du logement, par exemple ? Le social ? La culture ? Le processus de participation citoyenne ?”

Plus globalement, interrogé sur l’état de la gauche dans le monde, le leader abertzale répond qu’il y a des raisons d’être optimiste mais aussi des motifs d’inquiétude.

Et il affirme que la gauche mondiale doit construire de manière urgente une nouvelle Internationale. Arnaldo Otegi enfonce le clou : “Lorsque la survie de notre espèce est en danger, il faut mettre en route une stratégie, à l’échelle mondiale, en faveur notamment de la paix et du démantèlement nucléaire ; également pour démarrer une dynamique contre le changement climatique, et enfin pour proposer une alternative générale contre le néolibéralisme.

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