Il se trouve que depuis quelque temps, la retraite aidant, mon père et l’une de mes tantes se sont mis à faire le tri dans les « vieux papiers” d’Ainchartia, la maison familiale à Baigorri. Dans cette famille de notaires qui, par atavisme professionnel, ne jette jamais rien, ces papiers se sont amoncelés et l’entreprise est gigantesque. Cela demande du courage mais surtout de la méthode, car dans la masse des papiers sans intérêt ou pourris par le temps, il est parfois possible de tomber sur des archives réellement intéressantes.
C’est ainsi qu’au beau milieu de vieux papelards rongés, apparaît il y a deux mois une sorte de carnet noir apparemment insignifiant, de la taille d’un cahier d’écolier. En y regardant de plus près, cela se révèle être un ensemble de feuillets, rassemblés dans une couverture noire étiquetée Ltd Etcheverry-Ainchart. Connaissant très bien l’histoire de leur père, ils comprennent instantanément qu’il s’agit d’un document datant de sa période de captivité en Allemagne, durant la Seconde guerre mondiale. Mais quelle n’est pas leur surprise en constatant que le premier feuillet porte le titre Cours de basque de René Lafon, visé au tampon de la censure de l’Oflag dans lequel il était détenu, et qu’il est suivi d’une centaine de feuillets numérotés, rédigés recto-verso au crayon d’une toute petite écriture serrée mais parfaitement claire.
Puis, devant leurs yeux se déroule de feuillet en feuillet tout un cours de linguistique basque académique, parfaitement chapitré, assorti de tableaux de déclinaisons, de règles grammaticales et d’exemples divers. Aucune date n’est mentionnée sur le document, mais mon grand-père ayant été détenu durant environ une année entre 1940 et 1941, il n’est pas difficile d’en déduire qu’il a rencontré René Lafon dans l’Oflag et qu’ils ont passé une grande partie de cette période à ces cours d’euskara. Il est vrai que les distractions ne devaient pas être légion dans ces camps, mais de là à tomber sur celui qui allait devenir le “professeur Lafon”, futur spécialiste des langues caucasiques, qui soutiendra après sa propre sortie de captivité deux thèses de doctorat en linguistique sur le verbe basque au XVIe siècle… Nous avons donc là tout un cours de linguistique basque de haute volée, dispensée en captivité – et donc de mémoire – par un éminent spécialiste, à quelqu’un d’assez minutieux pour l’avoir soigneusement pris en note puis conservé, de sorte qu’il réapparaît quatre-vingts ans plus tard !
Une petite histoire au coeur de la grande
Ce document, c’est à la fois peu et beaucoup. Peu, parce qu’évidemment la linguistique basque a énormément évolué depuis et que la valeur actuelle purement scientifique de ce cours est probablement limitée. Mais beaucoup aussi, parce que l’euskara n’est pas le latin ni aucune des langues qui en sont issues. On le sait et on le subit assez, c’est une “petite” langue en nombre de locuteurs, son espace géographique est limité, son avenir est incertain au moins au Pays Basque Nord, son histoire et celle des études de sa structure sont récentes. Trouver des documents rares autour de la langue de Molière n’est déjà pas si courant, mais en trouver sur celle d’Axular l’est encore moins. On ne trouvera probablement pas de scoop en matière purement grammaticale dans celui-ci, mais sa nature, son origine et son parcours jusqu’à nos jours en font assurément une curiosité, une petite histoire remarquable au coeur de la grande. A ce titre, les représentants d’Euskaltzaindia à qui ce carnet a été montré ne s’y sont pas trompés, eux qui ont décidé de le numériser et peut-être le publier sous une forme ou une autre.
Trouver des documents rares
autour de la langue de Molière
n’est déjà pas si courant,
mais en trouver sur celle d’Axular
l’est encore moins.
Et sa nature, son origine et son parcours
jusqu’à nos jours
en font assurément une curiosité,
une petite histoire remarquable
au coeur de la grande.
Gare au vide-grenier
Voilà pour l’anecdote. Au-delà de cette petite histoire, l’appel que je voulais lancer tient dans un constat : dans une maison de notaire, il est probable que personne n’aurait jamais jeté de vieux papiers sans s’assurer de leur valeur. Mais si personne ne s’était dit “bon, on se lance dans ce tri”, peut-être auraient-ils traîné là encore longtemps, puis auraient pourri sur place. C’est ce qui s’est produit tant de fois dans nos vieilles maisons du Pays Basque et peut-être encore en ce moment quand il ne s’agit pas purement et simplement d’un bon feu de joie. Entassés dans des coins de greniers, combien de petits trésors insoupçonnés, goulûment dévorés par les souris ou bientôt brûlés par souci de “faire du vide”? Le mot “trésor”, je le maintiens ; car même un courrier apparemment anodin, vieux d’il y a 150 ans, peut receler une grande valeur du seul fait qu’il soit écrit en basque de cette époque et de ce lieu là ; qu’il relate un événement quelconque qui, mis bout à bout avec d’autres écrits, reconstitue peut-être un pan d’histoire locale ; ou qu’à son petit niveau il suffit à apporter une touche à la “peinture de moeurs” de son temps. Alors je vous en conjure, si vous entendez un membre de votre famille ou de votre entourage annoncer qu’il va vider le grenier, gardez cette anecdote à l’esprit, les “archives privées” étant un pan inestimable de notre mémoire collective.