Après le référendum

Le peuple catalan et son président, Carles Puigdemont, symboles de la non-violence active et de la résistance civile
Le peuple catalan et son président, Carles Puigdemont, symboles de la non-violence active et de la résistance civile

Le bras de fer se poursuit entre les deux protagonistes, malgré les appels à la médiation. Mardi 10 octobre, Carles Puigdemont ouvre un débat devant le parlement catalan. Une déclaration unilatérale d’indépendance est dans l’air.

La grève générale du 3 octobre a fait descendre la Catalogne dans la rue. Le poids l’indépendantisme a semble-t-il gagné des points dans une opinion publique mobilisée et galvanisée par… la Guardia Civil et ses violences aussi disproportionnée que maladroites. Le roi d’Espagne, Philippe VI s’est fendu le même jour d’une déclaration télévisée. Totalement aligné sur les positions de Mariano Rajoy, il n’admet pas le projet républicain catalan et souffle sur les braises. Pour sa première intervention politique importante depuis le début de son règne, il aurait pu prendre de la hauteur au-dessus de la mêlée, se poser en «rassembleur de toutes les Espagnes», dire trois mots en catalan, entrouvrir la porte d’une nouvelle Constitution de type fédéral ou mieux, confédéral. Non, il a durci le ton et joué au père fouettard.

Mariano Rajoy lui non plus ne bouge pas d’un pouce, malgré les nombreuses voix qui s’élèvent en faveur d’une négociation. De la part des évêques basques ou espagnols, de la part du lehendakari Iñigo Urkullu qui écrit à Jean-Claude Juncker, de la part de plusieurs hauts responsables européens qui apportent leur soutien au gouvernement espagnol, mais lui demandent aussi de négocier. Dans la coulisse, les offres de médiations se multiplient. La Suisse ne serait pas en reste. Puigdemont reçoit les propositions de médiation, Mariano Rajoy les rejette toutes, qu’elles soient internes ou provenant de pays étrangers. Il escompte que la majorité composite qui dirige la Catalogne va très vite se fissurer.

L’ONU et l’OSCE toussent

Le 3 octobre, le haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme s’est dit «perturbé par la violence en Catalogne» et a défendu «une enquête indépendante et impartiale sur ces actes de violence» et un «dialogue politique, avec un respect complet des libertés démocratiques». Il a demandé au gouvernement espagnol d’accepter une visite d’experts en droits de l’homme. Quant au bureau des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et les droits de l’homme en Europe (OSCE), il rappelle l’importance du «respect des libertés fondamentales de réunion pacifique et d’expression». Le gouvernement n’a pas prêté attention à ces rappels à l’ordre.

Le premier ministre espagnol exige toujours le même préalable, le respect absolu de la Constitution. Il déploie beaucoup d’efforts pour maintenir autour de son attitude l’union sacrée entre le PSOE, Ciudadanos et le PP. Seul Podemos s’oppose vraiment à lui. Mariano Rajoy poursuit dans la stratégie judiciaire de la tension. Le chef des Mossos d’Esquadra, Josep Lluis Trapero —devenu une icône en Catalogne et le traitre absolu en Espagne— est convoqué le 6 par l’Audiencia nacional à Madrid pour le délit de sédition. Immédiatement suivi au même tribunal et pour le même motif par les présidents d’Òmnium cultural et ANC qui risquent 15 ans de prison. Le parquet ouvre le 3 octobre une enquête pour incitation à la haine contre ceux qui réclament le départ des forces de l’ordre empêchées de faire leur travail en raison de leur «appartenance à la nation espagnole» (trois ans de prison).

L’armée intervient sur le plan logistique

Alors que de nombreux manifestants bloquent les entrées des hôtels qui hébergent des gardes civils et demandent leur départ, l’armée de terre envoie le 4 octobre des véhicules pour appuyer sur le plan logistique la Guardia Civil. Vingt énormes camions quittent Saragosse pour Barcelone. Depuis le 10 octobre, trois navires de guerre, deux frégates et un chasseur de mines, mouillent ostensiblement dans le port de Barcelone. La ministre de la Défense rappelle le 5 octobre devant un parterre de cadres militaires, le rôle dévolu aux forces armées par l’article 8 de la Constitution : entre autres, «la défense de l’intégrité du territoire et de l’ordre constitutionnel» de l’Espagne.

Depuis sa base de Saragosse, l'armée de terre envoie le 3 octobre vingt véhicules à Barcelone, en soutien logistique à la Guardia Civil
Depuis sa base de Saragosse, l’armée de terre envoie le 3 octobre vingt véhicules à Barcelone, en soutien logistique à la Guardia Civil

La guerre se poursuit sur le terrain économique. Plusieurs grandes entreprises, en particulier des banques, Banc Sabadell, CaixaBank, ou bien Gas Natural, annoncent le 6 octobre qu’elles déménagent leur siège social et l’installent à Palma (Iles Baléares), à Alicante ou à Madrid. La presse espagnole annonce de prochains départs et parle de «fuite massive» en raison de l’instabilité politique. Le gouvernement qui sans doute exerce une forte pression sur ces entreprises pour qu’elles quittent la région, prépare un décret afin de faciliter ces départs. A l’heure de la finance mondialisée via internet, cela laisse perplexe. En réalité, ces changements d’adresses n’ont aucune incidence sur le fonctionnement des entreprises, tant en matière d’emplois que de fiscalité : elles payent déjà la totalité de leurs impôts à Madrid. Seule leur cotation boursière remonte. Mais cela fait les gros titres de la presse espagnole et vise à réveiller le réflexe de la peur. «Foutez-leur la trouille pour gagner les élections!», ils appliquent le vieux précepte de droite d’un président du Conseil sous la IVe République…

Interdiction préventive

Carles Puigdemont est obligé de reporter de 24 heures le débat qu’il souhaitait ouvrir devant le parlement catalan. Le Tribunal constitutionnel décide le 5 octobre de suspendre cette réunion annoncée pour le lundi 9, parce que devant préparer et cautionner la future déclaration d’indépendance. La haute cour a statué, «en urgence absolue», une expression gouvernementale bien connue… en Iparralde.

Résultat, Carles Puigdemont reporte le débat au lendemain mardi, veille de la «Fiesta nacional de la guardia civil y de la Virgen del Pilar» et jusqu’en 1987, officiellement «Dia de la raza». Désormais, la «justice» espagnole interdit la réunion d‘un parlement régional préventivement, avant que le «délit» soit commis.

Une première

Le référendum du 1er octobre et ses violences policières ont apparemment renforcé la majorité indépendantiste. Une partie de l’électorat de gauche, surtout du côté de Podemos et d’En Comú, le parti de Ada Colau maire de Barcelone, se sont rapprochés des thèses souverainistes. Mais cela reste fragile. La «minorité silencieuse» demeure importante, elle n’a pas disparu et les partis espagnolistes tentent de la mobiliser, en mettant en avant un drapeau blanc. Le but : fédérer tous ceux qui en ont assez de l’opposition dans la rue entre drapeaux catalans et espagnols. A Barcelone, les premiers concerts de casseroles se font entendre au moment d’une allocution télévisée de Carles Puigdemont. Mais cela ne prend pas vraiment. Le 6 octobre, des dizaines de milliers de personnes se rassemblent à midi dans toutes les grandes villes espagnoles à l’appel du collectif Parlem-Hablemos qui demande l’ouverture de négociations entre les deux gouvernements.

En Espagne, cinq syndicats de police représentatifs manifestent le 3 octobre devant les commissariats de plusieurs cités : ils rouspètent contre les persécutions subies de la part des Catalans et reprochent au ministre de l’Intérieur son faible soutien, le manque de moyens disponibles et l’improvisation des opérations sur le terrain. La veille, 150 policiers anti-émeutes ont dû quitter en urgence un hôtel de Barcelone sous la pression de la foule. Ils se plaignent aujourd’hui du confort déplorable de leur nouvel hébergement.

L’article 155 en débat

A Madrid comme à Barcelone, chacun des deux camps bombe le torse, montre ses muscles, et s’efforce de limiter les tensions internes. Mariano Rajoy attend que son adversaire abatte la prochaine carte qui serait celle de la déclaration d’indépendance. Elle viendrait conforter l’unité nationale espagnole et légitimer une attitude plus dure du gouvernement, en particulier la mise en oeuvre de l’article 155 de la Constitution qui permet plus ou moins de suspendre le statut d’autonomie.

Pour l’instant, seul Ciudadanos veut immédiatement appliquer cet article, Madrid pourrait ainsi gouverner directement la communauté autonome dissidente, dissoudre son parlement et procéder à des élections régionales anticipées. Les socialistes préfèrent que le Tribunal constitutionnel suspende toutes les autorités élues et administratives, y compris le président, le temps de faire appliquer les décisions que la haute cour a rendues et que les institutions catalanes ont ignorées. Pour d’autres, il serait plus simple, soit de décréter l’état d’urgence, soit de mettre en œuvre la loi organique de protection de la sécurité citoyenne, plus connue sous le nom de «loi-baillon». Votée en 2015, elle suscite toujours la polémique en Espagne, comme au niveau international, du fait de ses atteintes aux libertés publiques fondamentales.

Au parlement catalan, l’opposition est également très divisée.

Puigdemont pas pressé

Carles Puigdemont prend son temps, il veut même gagner du temps. Il sait qu’il est en position de force suite au référendum et grâce aux nombreuses voix qui s’élèvent en Espagne et en Europe : elles critiquent les violences policières qui ont retourné l’opinion en faveur des Catalans et plaident pour une négociation, voire pour une restructuration de l’Etat passant par une modification de la Constitution. Mais jusqu’à quand cet état de grâce va-t-il durer ?

Le gouvernement catalan fait assaut d’amabilités, clame son désir de négocier sans aucun préalable. Il a intérêt à ce que cette situation dure le plus longtemps possible pour enfin aboutir à une solution qui définirait la mutation institutionnelle ou les modalités d’une séparation en bon ordre, comme ce fut le cas entre la Tchéquie et la Slovaquie en 1992.

Une déclaration d’indépendance n’aurait qu’une valeur symbolique et viendrait confirmer l’échec de la voie négociée, voire la clore ou la rendre encore plus difficile et rajoutant de la crispation. Une telle déclaration n’a de valeur que si elle se concrétise par un certain nombre de situations de fait : le nouvel Etat doit pouvoir maîtriser ses grandes infrastructures (moyens de communication, flux des énergies, etc.), disposer d’une douane pour contrôler ses frontières et d’une justice dont les décisions seront souveraines. Sa population doit payer tous ses impôts au nouveau gouvernement qui sera reconnu par des Etats représentatifs de la communauté internationale. On voit mal comment le futur Etat pourrait mettre en œuvre tout cela, avec en face le blocage de l’Espagne. Seuls quelques micro-Etats ayant peu de poids politique prendront le risque de reconnaître la Catalogne. Une déclaration d’indépendance risque fort de demeurer lettre morte, comme celle des Palestiniens en 1988 ou d’Etats fantoches comme la Sinistrie, l’Ossétie du Sud, la République d’Abkhazie, ou la République arabe saharaouie démocratique, etc., pourtant reconnus par des Etats voisins, pays arabes, Algérie, Russie.

Fragilités de l’Espagne et intransigeance

Déclaration ou pas, demeure la question de fond : comment résoudre la question nationale catalane ou basque ? Comment un peuple sans Etat et doté d’une conscience nationale peut-il avancer vers sa souveraineté ?

Un autre scénario pouvait être imaginé : un pouvoir madrilène jouant la «stratégie de l’édredon» ou du ventre mou. II tolère du bout des lèvres l’organisation d’un référendum local qui… aboutit à un échec des souverainistes comme en Ecosse ou au Québec. Démarche risquée, mais d’un point de vue espagnol, la formule aurait permis d’éviter la montée en puissance du souverainisme catalan qui se développe dans la mesure où il se confronte à un mur, à un adversaire bêtement intransigeant.

L’Espagne est un pays fragile qui a fait son unité bien tard, elle ne doit le maintien de son intégrité territoriale qu’au coup d’Etat de Franco, tant en juillet 1936 les forces centripètes étaient puissantes. Elle est encore hantée par le drame de la perte de Cuba et obsédée par le rocher de Gibraltar entre les mains de la couronne d’Angleterre. Aussi, à ce jour, pour la droite qui ne dispose plus de majorité aux Cortes, il est hors de question de négocier quoi que ce soit ou de modifier la structure de l’Etat. Soutenue par son opinion publique, elle ne propose que la crispation. Elle sait que si elle cède en Catalogne, il lui sera difficile de bloquer longtemps les revendications basques.

L’Etat central tombe le masque

Rompre les liens de soumission et de dépendance et oser prendre des risques… la détermination de la classe politique catalane et de ses institutions laisse pantois. Tout peuple désireux d’accéder à la souveraineté doit passer par la confrontation avec le peuple dominant et ses institutions. Confrontation militaire en Pays Basque avec les piètres résultats que l’on sait, confrontation politique en suivant les procédures légales ou, en l’absence de résultats, en allant au-delà. Les Catalans font aujourd’hui l’expérience de ce scénario. Ils agissent avec une détermination et une intelligence rares. L’Etat central «sûr de lui et dominateur» tombe le masque et se montre sous son jour le plus détestable. Contrairement à la lutte armée qui génère la radicalité mais enclenche l’érosion des forces politiques qui la soutiennent, le combat souverainiste tel qu’il est mis en œuvre par nos voisins depuis une douzaine d’années, permet aussi et surtout aux forces abertzale de monter au puissance, de convaincre un nombre toujours plus grand de Catalans —de droite comme de gauche—, tout en restant unies autour du même objectif.
Comme en Euskadi, le nationalisme catalan est né à la fin du XIXe siècle. Longue est la route vers la souveraineté. Le conflit en cours ne sera-t-il qu’une étape ?

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