Ce à quoi nous nous opposons
Si l’on excepte des déclarations effrayantes de responsables politiques, le sort fait aux étrangers peut, pour un observateur ponctuel, sembler résulter d’un immense chaos, où une myriade d’acteurs mal coordonnés et dépassés par le nombre affichent des intentions louables et produisent au bout du compte un enfer pour ceux qui passent entre leurs mains. Il faut dire avec force qu’il n’en est rien.
Qu’observons-nous ? Le chaos dans les pays en guerre n’empêche pas de traiter en pratique ceux dont proviennent de nombreux réfugiés comme s’ils étaient des « pays sûrs » en leur refusant presque systématiquement le droit d’asile. Les accords honteux avec la Turquie ou les groupes armés libyens ne font que déplacer les tragédies ailleurs en Méditerranée ou dans les camps et les marchés d’esclaves. L’état d’exception aux frontières s’étend à tout le territoire et s’accompagne du déni d’accès aux droits pour les mineurs et les demandeurs d’asile. Les hébergements sont soit inexistants soit indignes dans les grandes villes et pour ceux qui errent sans hébergement, les évacuations et interdictions de fournir eau et alimentation atteignent l’infamie. La violence inhumaine des entretiens d’évaluation est présentée comme « sociale » et en parallèle, des arguties kafkaiennes sont utilisées par les services de police en charge de l’expertise des documents pour nier les preuves de minorité ou de persécution politique. La solidarité est criminalisée et quand c’est impossible on y substitue la punition de ceux qui en bénéficient pour le fait même d’avoir été aidés. Tout cela, c’est bien une grande politique d’ensemble qui se déploie et promet d’empirer encore.
Cette politique, il faut la caractériser et exposer tous ceux qui y prêtent la main à la réprobation publique. Dans les pays qui en sont les pires vecteurs, elle porte des noms différents. Au Royaume-Uni, depuis le temps où Teresa May était ministre de l’intérieur, elle porte le nom d’hostile environment, celui qu’on entend créer pour tous ceux dont la présence dans le pays est jugée indésirable ou à dissuader, dans lesquels on s’apprête semble-t-il à inclure les « migrants économiques européens ». En France et dans d’autres pays, elle est définie négativement comme évitement de l’appel d’air ou des regroupements visibles.
On peut apprendre de chacune de ces appellations. Il ne fait pas de doute que leur but commun est de créer un environnement hostile. Il ne s’agit pas seulement d’un non-accueil, mais bien d’une persécution active, pourrissant ou empêchant tout ce qui fait une vie : hébergement, nourriture, eau et entretien du corps, santé, éducation, accès au droit. Elle s’étend à des personnes dont le séjour est légalement autorisé, ainsi en France des détenteurs de cartes de séjour de 10 ans, astreints pour le renouvellement de leurs cartes qui n’est censé être qu’une formalité, à des attentes si interminables et répétées qu’il ne fait pas de doute qu’il y a volonté caractérisée de les décourager et de les faire basculer dans le séjour irrégulier.
Ce texte n’a pas pour but de fournir un tableau détaillé de ces persécutions, qu’on trouvera dans des centaines de témoignages depuis des années, mais bien d’en saisir la totalité comme une politique voulue et déployée à travers la plus perverse des mises en œuvre : multiplication de couches de bureaucratie administrative hostile dans tous les domaines, présomption de mensonge et de culpabilité, déni de justice et recours à la violence policière. Comme aux temps les plus obscurs, cette politique instrumentalise de nombreuses associations aux objectifs affichés nobles et en fait des auxiliaires de ce que la plupart de leurs membres réprouvent.
Cette politique de l’environnement hostile constitue le refoulé qui surgit dans les lapsus d’Emmanuel Macron ou de Gérard Collomb affirmant vouloir sortir de l’état de droit avant de se reprendre pour dire d’urgence ou d’exception. C’était déjà celle de Manuel Valls ou de Bernard Cazeneuve, même si elle ne cesse de s’aggraver depuis qu’ils ont passé la main. On installe la possibilité de contrôles d’identité sur deux tiers du territoire en visant explicitement les étrangers et on organise des usines à expulsions en tentant d’écarter tout recours judiciaire. Cette politique devient de plus en plus brutale aussi parce qu’en face d’elle des solidarités spontanées ne cessent de s’organiser, d’empêcher l’invisibilité des persécutions et d’affirmer par chaque geste un autre vouloir. C’est ce vouloir qu’il faut expliciter et étayer.
Ce que nous voulons
Combattre pied à pied chaque facette de l’environnement hostile, tenter de faire passer quelques-uns de nos hôtes à travers les mailles de ses pièges, connaître tous leurs détails et devenir spécialistes de presque impossibles évitements, oui, nous l’avons fait, et nous avons ainsi beaucoup appris et chacune des relations que nous avons nouées avec ceux que nous tentons d’aider est d’une valeur inestimable. Nous le ferons encore, dans la mesure de nos moyens, car être humain nous l’impose. Mais à s’arrêter là, on se condamnerait à assister désespérés à l’aggravation continue de la situation d’ensemble.
Nous voulons accueillir ceux et celles qui ont su voir quelque chose ici dont ils voulaient être, que parfois nous-mêmes ne savons plus y voir. Ceux qui par leur migrance même sont les citoyens du monde à venir. Nous appelons l’air qu’ils y apportent. Nous savons que l’exil n’est jamais un choix de convenance, qu’ils ont traversé mille épreuves pour parvenir à nos portes. Nous voulons les considérer dans toutes les dimensions de leur être, regarder attentivement, avoir des égards, faire attention, tenir compte, ménager avant d’agir et pour agir, ou encore prendre en estime, faire cas de écrit Marielle Macé. Nous ne leur demanderons rien que nous ne nous demanderions pas également à nous mêmes ou aux autres du déjà là. Le seul jugement qui peut porter sur eux est celui d’un droit qui redeviendrait celui des droits. Nous voulons pour eux la perception et la justice, l’attention et le droit.
Les politiques de l’environnement hostile invoquent la perspective d’un déferlement qui résulterait d’une vraie politique d’accueil. La réalité est que ces politiques ont limité le nombre de ceux qui sont réellement et durablement accueillis à un chiffre tragiquement bas, plaçant la France avec le Royaume-Uni et quelques pays d’Europe de l’Est parmi les plus fermés en Europe. Le refus lamentable du partage de l’accueil avec la Grèce, l’Italie puis l’Allemagne a abouti à une re-fermeture générale et a renforcé des politiques européennes de surveillance et refoulement qui ont voué des dizaines de milliers de réfugiés à la mort et plus encore à l’internement dans des camps. Aujourd’hui la France et semble-t-il l’Allemagne poussent à de nouvelles dispositions européennes permettant d’expulser des réfugiés vers des « pays tiers sûrs » dont la définition incluerait des pays où certaines zones sont réputées sûres, à la limite la Libye actuelle.
Face à ces politiques honteuses, nous affirmons que la France peut accueillir dans des conditions dignes au moins 50 000 nouveaux hôtes par an (hors mécanismes d’immigration professionnelle et scientifique, étudiants et regroupement familial) et que le gain qu’elle en retirera fera plus que compenser le coût des investissements nécessaires pour cet accueil. Ce niveau représentera le double des acceptations au droit d’asile et à la protection de l’enfance pour des étrangers aujourd’hui, et surtout, au lieu de survenir au terme d’un douloureux parcours du combattant, marqué par la peur, la souffrance et la maltraitance, l’accueil sera… accueillant.
Il ne suffit pas d’en affirmer la nécessité, il faut en comprendre et en réaliser les conditions. Nous en listons ici quelques-unes, dans l’exemple des mineurs, car les atteintes aux droits fondamentaux y sont particulièrement honteuses, en ce qu’elles touchent l’ensemble des droits fondamentaux que détient toute personne, indépendamment de sa nationalité au titre de la Convention internationale des droits de l’enfant :
- Défense de l’unité de la protection de l’enfance indépendamment de la nationalité contre les mesures visant à créer un traitement spécifique des étrangers par exemple en en transférant la responsabilité à l’État pour les seuls étrangers ;
- Financement par l’État et les collectivités territoriales à hauteur de la réalité du nombre des mineurs présumés ou reconnus ;
- Accueil inconditionnel sur la base de la présomption de minorité, couvrant dans un dispositif unifié l’ensemble hébergement, social, éducatif, santé, psychologique et ceci jusqu’à décision judiciaire ;
- Dotation budgétaire, gestion et inspection indépendante de cet accueil pour le rendre compatible avec les principes énoncés plus haut ;
- Droit à l’accompagnement de tout mineur lors des entretiens d’évaluation et pas d’anonymat des personnes qui les conduisent ;
- Définition stricte de l’isolement (comme les textes juridiques l’imposent) et suppression de toute surveillance des mineurs destinée à l’évaluer ;
- Remplacement de l’arrêté du 17 novembre 2016 par un nouveau texte compatible avec les principes énoncés plus haut et les dispositions listées ici, en conservant l’affirmation : « Le fait qu’un mineur ne soit pas considéré comme isolé ne l’empêche pas de bénéficier des dispositifs de protection de l’enfance. »
- Placement du jeune sous protection du juge pour enfants dès lors qu’à sa majorité aucune solution stable n’a pu être dégagée.
Ce que nous ferons
Le temps n’est plus à poliment demander aux responsables politiques de bien vouloir s’il leur plaît aménager les lois et les politiques publiques. Ils le font chaque jour pour les rendre pires. Au moment où nous écrivons ces mots, le projet de loi sur l’immigration et le droit d’asile veut porter à 90 jours la rétention possible pour les dublinés dont on facilitera par ailleurs l’expulsion au mépris des garanties juridiques et la douzième loi anti-terrorisme en quinze ans est entrée en vigueur avec ses dispositions sur les contrôles d’identité hors contrôle judiciaire visant clairement les étrangers visibles. C’est dans l’espace public tout entier qu’il faut porter ce que nous voulons et l’installer dans la mesure du possible dans la réalité. Nous proposons à tous ceux qui partagent nos engagements de :
- Rendre (encore plus) massivement visible la solidarité et la porter juridiquement. De nombreuses initiatives y contribuent déjà, et il faut rendre possible toutes les formes d’expression des témoignages de cette solidarité tout en les défendant juridiquement comme un tout lorsqu’on prétend les incriminer.
- Porter sans relâche l’exigence de l’accueil et dénoncer toutes les justifications de la création d’un environnement hostile au nom du risque d’un appel d’air et toutes les actions visant à rendre réfugiés et migrants invisibles comme procédant d’une négation de leur humanité contraire aux trois premiers articles de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et à l’article 1 du préambule de 1946 part du socle constitutionnel.
- En parallèle avec l’exigence de mise en place par les acteurs publics d’hébergements dignes où un accueil institutionnel coordonné peut se développer, organiser l’hébergement citoyen de tous les mineurs ou demandeurs d’asile non pris en charge pour lesquels une décision finale n’a pas encore été prise tout en exigeant pour eux le bénéfice continu et effectif de l’accès aux soins de santé, à l’éducation et aux allocations de subsistance, transport et moyens de communications.
- Rendre les acteurs des processus administratifs comptables de leurs actes, exiger que toute décision (par exemple de refoulement au guichet) portant un effet juridique direct ou indirect soit notifiée et signée nominalement, les encourager à dénoncer les abus ou dysfonctionnement dont ils sont témoins ou acteurs forcés et les défendre quand ils le font. Mettre en cause les associations et ONG qui couvrent ou organisent des pratiques inacceptables.
- Effectuer une veille coopérative citoyenne sur les rejets guichet, les pourcentages d’évaluation négative de minorité ou d’isolement, les pourcentages d’appel au juge des enfants, l’absence de biais dans l’attribution des dossiers aux juges, les pourcentages d’appel contre les décisions positives des juges des enfants, les annulations de décisions positives, les obstacles mis à l’appel contre des décisions négatives, etc.
- Contester les dénis d’accès au droit jusqu’à la CJUE et la CEDH. Il ne faut pas s’arrêter au fait que cela prend longtemps (surtout pour la CEDH, pour la CJUE une demande de question préjudicielle peut être formulée plus tôt dans le processus), au contraire, raison de plus pour commencer rapidement.
Philippe Aigrain, Marie Cosnay, Pierre Linguanotto et Jane Sautière
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