Quoi qu’on puisse penser de l’indépendance de la Catalogne, le “proces” (processus) catalan est quelque chose de passionnant à étudier pour tout(e) militant(e) progressiste et démocrate. Voici la première partie de l’analyse de ce processus Catalan, cas d’école unique, qui est celui de la construction d’une communauté de destin, pas celui d’une affirmation identitaire réactionnaire, essentialiste.
Le processus catalan est le plus important mouvement social de cette dernière décennie dans le camp progressiste européen. Où a-t-on vu, dans un territoire de 7,5 millions d’habitant.e.s une telle succession de manifestations aussi massives, réunissant parfois plus d’un million de personnes ? Quel est le mouvement social européen capable aujourd’hui d’organiser une chaîne humaine longue de 400 kilomètres traversant sans discontinuité villes, banlieues et campagnes inhabitées ? Qui pourrait réussir à organiser un référendum quand un État moderne met tous ses moyens (police, gendarmerie, services de renseignements, informatique, judiciaire etc.) pendant un mois entier pour en empêcher la tenue, fermer les bureaux de vote et les sites d’information, et saisir les urnes et les bulletins de vote ?
Une stratégie gagnante
Le processus catalan est intéressant à étudier parce qu’il reflète une stratégie gagnante et il nous faut en étudier les ingrédients.
Stratégie gagnante ? Oui, de toute évidence, si l’on mesure le chemin parcouru ces dix dernières années, du point de vue du mouvement indépendantiste.
D’abord, rappelons-nous qu’en 2006, les sondages d’opinion donnaient 13% d’habitant.e.s de la Catalogne appuyant l’indépendance de leur territoire. Dix ans après, ce même soutien oscille entre 45 et plus de 50% (et les partisans du statu quo institutionnel sont largement minoritaires).
D’autre part, les différents moments forts du processus ont largement contribué à cristalliser ce sentiment indépendantiste, l’enracinant pour longtemps au sein de secteurs très larges et très variés de la société catalane, toutes générations et origines confondues.
Il faut s’imaginer les milliers de complicités et solidarités nouvelles qui se tissent dans une société qui arrive à organiser malgré la répression un référendum, en faisant surgir au petit matin 6.000 urnes et des millions de bulletins de vote —recherchés depuis un mois par toutes les polices de l’État espagnol— dans plus de 2.000 bureaux de vote où les gens ont passé la nuit pour empêcher leur fermeture.
Il faut s’imaginer ce qui se passe dans la tête et les tripes des millions de gens tentant de voter malgré les charges et les violences policières, des vieux et des jeunes pleurant de joie quand ils parviennent dans ce contexte à glisser leur bulletin dans l’urne, tout cela laisse des traces en profondeur dans une société.
Comme l’écrit le militant et journaliste catalan David Fernandez : “Paradoxalement, en voulant être république, nous avons appris à être peuple”.
Ce processus est tellement enraciné que même les attentats sanglants perpétrés par Daesh à Barcelone en août n’ont pas réussi à casser la dynamique populaire préparant le référendum interdit du 1er octobre.
Les images de musulmans manifestant contre les attentats aux cris de “Nous sommes musulmans et nous sommes catalans” ont marqué les esprits. Ils viennent nous rappeler un fait essentiel : le processus catalan est celui de la construction d’une communauté de destin, pas celui d’une affirmation identitaire réactionnaire, essentialiste.
Une dynamique clairement progressiste
C’est là également un des aspects à étudier de ce processus : il est clairement progressiste. Le parti de centre droit CIU qui était largement majoritaire dans le catalanisme cède la majorité à ERC, parti historiquement indépendantiste et de gauche. L’apparition et le dynamisme de la CUP, mouvement nourrissant une idéologie municipaliste autogestionnaire, anticapitaliste et féministe, pèse sur le balancier encore plus à gauche.
D’autres images ont marqué les esprits comme par exemple le 3 octobre, celle de ces salariés de la banque La Caixa, en costumes cravates, coupant la Diagonal de Barcelone (une des principales artères de la ville) en criant un des traditionnels slogans de la CUP “El carrers seran sempre nostres” (Les rues seront toujours à nous).
On assiste à un processus de politisation et radicalisation d’importantes franges de la société, appuyant la rupture avec l’État espagnol parce qu’elles voient là le seul chemin possible vers plus de démocratie et de progrès social.
Cela m’a paru évident quand, lors d’une visite au Parlament Catalan en 2016, je suis tombé sur un cadre accroché sur un mur, au contenu (d)étonnant : il s’agissait de la liste d’une trentaine de lois votées par le Parlement catalan et annulées par le Tribunal constitutionnel espagnol. Il y avait là l’esquisse d’un vrai programme de transition sociale et écologique ! Lois interdisant le fracking (fracturation hydraulique pour extraire pétrole et gaz de schiste) ; taxe sur les centrales nucléaires pour financer la transition énergétique ; loi pour aller plus loin dans l’égalité des genres ; loi contre la précarité énergétique ; taxe sur les logements laissés vides depuis plus de deux ans et alimentant un fond pour le logement social ; loi interdisant les grandes surfaces commerciales de plus de 800 mètres carrés en dehors des villes et “trames urbaines consolidées” etc.
(A suivre dans le prochain numéro d’Enbata : www.enbata.info/articles/construire-de-la-base-ce-que-le-sommet-refuse-22/)