Il faut lire Patria

Aramburu_Patria_Après l’annonce de la dissolution d’ETA, dont l’action aura occupé le champ politique du Pays Basque durant des décennies, s’ouvre la séquence mémorielle. Non de la mémoire,  mais des mémoires, bataille éminemment politique, pour qu’un récit univoque ne laisse au bord du chemin de l’histoire l’une ou l’autre des parties prenantes du conflit.

L’enjeu mémoriel tient aussi en un échange parfaitement pacifique si l’on veut qu’il débouche sur un récit sinon univoque et objectif, du moins sur plusieurs récits partagés, débattus, respectés, enseignés.

Que n’a-t-on pas pu lire, ces dernières semaines, au sujet des manifestations de diverses natures organisées en marge de la dissolution d’ETA ! Entre celles et ceux qui considèrent que tout est désormais fini et les autres qui pensent au contraire que seule une étape a été franchie, le débat s’annonce encore très long. C’est bien normal, aucun conflit ne s’est jamais achevé sur une unanimité.

Habituel, également, le fait que les oppositions se cristallisent particulièrement sur les symboles, les polémiques autour de l’oeuvre La vérité de l’arbre étant à ce titre significatives du fossé séparant les visions de la séquence actuelle.

Une autre oeuvre me paraît tout aussi intéressante à cet égard, le roman Patria de Fernando Aramburu.

Un roman engagé

Ce roman, véritable succès littéraire en Espagne, conte l’histoire de deux familles d’un même “village” proche de Donostia, dont les membres furent liés quasiment comme une famille pendant des années jusqu’à ce que l’un des deux pères soit tué par ETA et que l’on accuse le fils de l’autre famille d’avoir commis l’attentat.

Dès lors, non seulement l’amitié entre les deux familles vole en éclats, mais la veuve de l’homme assassiné s’entête à vouloir continuer à occuper sa maison dans un village où elle est désormais persona non grata, et cherche obstinément à obtenir de la part du fils en question à la fois la vérité sur sa participation au meurtre et une demande de pardon.

Chaque personnage du roman navigue par ailleurs dans sa propre existence, parvenant plus ou moins facilement à vivre avec le poids d’un conflit qui l’aura marqué au fer rouge.

Ce roman a reçu autant d’éloges en Espagne qu’il a été critiqué au Pays Basque –dans la mouvance abertzale s’entend– car il est présenté comme un récit relatant pour la première fois le conflit basque “du côté des victimes”.

À la lecture, il est effectivement évident que l’auteur, à la fois dans le vocabulaire et les éléments du récit, n’est pas tendre à l’encontre de ETA et de ses partisans. Bien qu’il cherche à donner une image sinon totalement équilibrée du moins distanciée de son rapport aux événements, ce roman inspire bien des commentaires et n’est notamment guère exempt de caricatures plus ou moins volontaires de la culture politique abertzale… Le parti-pris est évident, mais l’auteur ne s’en cache pas et je pense que personne n’est pris en traître quand il ouvre le livre.

Néanmoins, non seulement il me semble que dans l’ensemble ce n’est pas aussi outrancier qu’on pouvait le craindre de la part d’un écrivain ne faisant pas partie de l’univers abertzale et en outre ne résidant pas au Pays Basque pour en “sentir le pouls”, mais l’appartenance à une mouvance n’étant pas incompatible avec une perception introspective critique de celle-ci, il faut aussi reconnaître qu’il touche parfois juste.

Quoi qu’il en soit, n’étant pas là pour faire un compte-rendu de lecture, je ne tire de cette lecture que deux enseignements.

Le premier, personnel, c’est que quitte à choquer je dirai que je suis allé au bout de cette longue lecture et qu’en dépit de quelques lourdeurs de traduction j’ai pu en apprécier les qualités romanesques. Oui, l’abertzale que je suis a pris du plaisir à lire ce roman, à partir du moment où je l’ai considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire une oeuvre littéraire.

Vivre-ensemble

Le second enseignement, c’est que tout abertzale devrait le lire aussi, non par adhésion aux thèses de l’auteur ni par masochisme, mais pour une raison qui me paraît très importante dans le nouveau contexte actuel. Celle-ci tient dans le fait que nous entrons actuellement dans une nouvelle séquence de l’histoire du Pays Basque dans laquelle il va falloir à toute sa population apprendre à résoudre les problèmes liés au conflit –problèmes en amont de celui-ci dans ses causes politiques, comme en aval dans ses conséquences– tout en tissant un vivre-ensemble permettant de le faire en bonne intelligence. Ceci est d’une banalité affligeante, me direz- vous, et tout le monde passe son temps à le répéter en tout cas au Pays Basque. Mais parmi les écueils d’un tel processus de paix, il pourrait être bien aisé de s’arrêter à ces belles paroles tout en continuant par ailleurs à rester chacun dans son confortable entre-soi militant. Or faire la paix, c’est aussi apprendre à (re)connaître l’autre, son ancien adversaire ; découvrir comment il perçoit le conflit, comment il nous perçoit nous, en dépassant toutes les colères que cela suscitera immanquablement.

Comment parvenir à discuter face-à-face un jour, si on ne réussit déjà pas à se lire par romans interposés ? La littérature est un vecteur de connaissance mutuelle, mais encore faut-il franchir le pas d’ouvrir les textes des autres, comme ceux-ci devront ouvrir les nôtres. C’est un acte de cohérence, ou alors pas la peine de parler constamment de construire la paix.

Batailles de mémoires

Mais en outre, à cette heure où l’on parle aussi de mémoires du conflit, il est essentiel que chacune de ces mémoires s’exprime et se diffuse. La mémoire, ce n’est pas seulement quelque colloque universitaire analysant les 50 dernières années ; c’est aussi des romans, des films, des chansons, des oeuvres d’art plastique… tout ce par quoi une population dit son ressenti, et qu’il faut savoir écouter pour pouvoir le partager avec le sien.

Précisons toutefois une chose : la mémoire est une bataille éminemment politique, et il sera essentiel que ne subsiste pas seulement celle de nos adversaires ; ce n’est pas parce qu’on parle de paix qu’il faut pour autant verser dans l’angélisme.

Mais l’enjeu mémoriel tient aussi en un échange parfaitement pacifique si l’on veut qu’il débouche sur un récit sinon univoque et objectif –ce qui est parfaitement impossible– du moins sur plusieurs récits partagés, débattus, respectés, enseignés.

Certes, il est très tôt pour cela, peut-être même trop, les braises de ce conflit étant encore fumantes. Cela prendra du temps, d’autant plus de temps que personne peut-être à Madrid ne voudra lire nos propres récits, comme ils n’ont pas même voulu de La vérité de l’arbre.

Mais moi, je suis content d’avoir lu Patria. Car si je ne suis pas d’accord avec tout ce que l’auteur a écrit, au moins je sais ce qu’il a voulu me dire et ça me rend moins con.

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7 réflexions sur « Il faut lire Patria »

  1. Merci tout simplement à P. Etcheverry-Ainchart pour son courage d’être un critique littéraire honnête…..

  2. Bravo Peio ! C’est dans cet esprit-là qu’il faut avancer.

  3. Le « conflit » dont parle PEA, il me fait penser à celui qui a opposé les femmes yézidies à Daech …

  4. Comme m’aurait dit mon prof de philo : « faut parfois retourner les termes d’une conclusion » pour positiver. Après le bravo à PEA pour son article, on peut ainsi espérer qu’il aura rendu moins con le lecteur que je suis, comme l’auteur de la Patria. S’abriter sous un parapluie rouge sang n’est pas plus recevable, et sans doute moins que retourner une hache. F. Aramburu y a-t-il pensé ? Pas facile de dépasser tout ça. Acceptons et prenons ensemble le « processus de Paix » : il paraît que Pedro Sanchez y pense.

  5. Merci pour cette présentation de ce livre,bien équilibré et claire,n’étant pas basque de souche mais ayant eu un formidable coup de foudre pour le Pays Basque en 1974 et vivant à St. Jean de Luz depuis 2012,je suis certain que ce livre va bientôt faire parti de ma bibliothèque.Merci.

  6. Pour lire PATRIA en ce moment…..je ne peux manquer de trouver ce livre passionnant pour effectivement débattre sur les Mémoires après une période tragique ayant divisé les familles, les villages et entrainé des morts, blessés.. avec malheureusement trop d’excès, trop de passion violente (ETA ou GAL), trop d’innocents fauchés et trop de jeunesse perdue. Oui un chapitre se referme avec maintenant le temps des analyses, des livres historiques ou romancés, des films, des documentaires. Dans une période où en France il y a une tendance à des luttes pacifiques mais virulentes pour valoriser « sa » Mémoire ou celle de son groupe, une tendance à renforcer sa victimisation. Le Pays Basque saura cheminer avec ses cultures, ses histoires et sa volonté de valorisation…au service de tous, pacifiquement.

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