Plusieurs documents que le gouvernement de Washington vient de «déclassifier», indiquent que selon les services secrets américains, le premier ministre socialiste espagnol mit en œuvre le GAL. Cet escadron de la mort pratiqua le terrorisme d’État, essentiellement en Iparralde de 1983 à 1987, avec 27 morts à la clef. Quelques partis réclament au parlement européen la création d’une commission d’enquête. Le parlement espagnol refuse. L’État français , théâtre de tous ces crimes, ne pipe mot.
Un rapport de la CIA (Agence centrale de renseignement des USA) intitulé «Espagne, terrorisme basque et réponse gouvernementale», ainsi que plusieurs documents de synthèse sur les organisations «terroristes» dans le monde, évoquent le GAL. En tout, 32 pages. Leur contenu a été rendu public à la mi-juin, ils datent des années1984-1985, à une époque où le GAL était très actif en Iparralde. Le nom des rédacteurs n’est pas révélé, mais le plus important des documents émane du «Bureau d’analyses européennes» de l’Agence. De nombreux passages sont caviardés, apparemment pour protéger l’origine des informations ou certaines personnes citées.
Un extrait daté de janvier 1984, fait grand bruit: «Gonzalez a donné son accord pour la formation d’un groupe de mercenaires, contrôlé par l’armée, afin de combattre de façon illégale les terroristes». La CIA ajoute: «Le gouvernement paraît déterminé à adopter une stratégie peu orthodoxe à l’égard d’ETA». «Les mercenaires ne seraient pas nécessairement espagnols et auraient pour mission d’assassiner les leaders d’ETA en Espagne et en France. Le dénommé Groupe Antiterroriste de Libération (GAL), semblable aux escadrons dans l’orbite du gouvernement, de fait, a vu le jour au sud de la France. Le GAL a assassiné deux activistes connus de ETA (M) et a enlevé un homme d’affaire espagnol à Hendaye soupçonné de collaborer avec les terroristes». Il s’agit de Segundo Marey. D’autres documents font état de plusieurs informations bien connues à cette époque: l’implication parmi les mercenaires d’anciens de l’OAS ou de la Légion étrangère et il cite les noms de quelques hommes de main, membres notoires de la «pègre».
Pour la CIA, «le gouvernement espagnol a considérablement progressé depuis deux ans dans son combat contre ETA et parviendra rapidement à en finir avec la direction de l’organisation terroriste basque». Le «GAL a semé la peur et la désorganisation parmi les Etarras fugitifs. (…) Les terroristes sont davantage sur la défensive parce qu’ils savent que quitter l’Espagne ne garantit pas leur sécurité». L’Agence ajoute que l’élément décisif qui a déclenché un changement dans la politique antiterroriste du gouvernement espagnol fut l’enlèvement puis le meurtre du capitaine-pharmacien Alberto Martin Barrios: cette tragédie a eu un gros impact dans l’opinion publique et la société.
Créer le GAL, Damborenea a convaincu Gonzalez
Dans un autre document, la CIA regrette que le GAL prétende connaître les dirigeants d’ETA, son principal objectif ; en réalité, il s’attaque aux «seconds couteaux» et non aux leaders. «A notre avis, d’autres facteurs, —comme les activités du GAL et la campagne du gouvernement français à l’encontre des fugitifs— entraînent une forte augmentation des membres d’ETA». Seul bémol dans une présentation à la tonalité plutôt favorable au gouvernement en place, la CIA indique que la participation de Madrid à la création du GAL risque d’entamer fortement ce qui permet de considérer comme «démocratiques» le gouvernement espagnol et le PSOE.
L’intérêt de la CIA à l’égard de la situation en Espagne s’explique par les liens très forts, tant économiques que militaires, qui unissent ce pays avec les USA, depuis le début du franquisme. Les rapports de la CIA ne révèlent rien de ce que l’on savait déjà dès les années 80. Ils viennent seulement confirmer un secret de Polichinelle. Le film d’Antenne 2 (avril 1986) ou le rapport d’enquête de l’ONG suisse CEDRI (1) «Le GAL ou le terrorisme d’État dans l’Europe des démocraties» (février-juin 1989) avaient révélé et analysé l’essentiel.
Lors de son procès dans les années 90, Ricardo Garcia Damborenea, patron des socialistes en Euskadi, déclara avoir convaincu le premier ministre Felipe Gonzalez de créer le GAL. Son argument majeur: l’intensité des activités d’ETA et de l’impunité relative dont bénéficiaient les réfugiés basques sur le territoire de l’État français due à la passivité de Paris. Jusqu’en 1996 où il fut chassé du pouvoir, Felipe Gonzalez nia vertement les accusations dont il fit l’objet et surtout bloqua toutes les enquêtes judiciaires qui questionnaient l’usage des fonds secrets du gouvernement dans le financement des escadrons de la mort. En 2010, l’ex-premier ministre socialiste fit dans le journal El País, une étrange déclaration que l’on peut interpréter comme un semi-aveu: «Un jour, j’ai eu à prendre une décision: j’avais la possibilité de décapiter, de faire disparaître d’un seul coup toute la direction d’ETA qui allait se réunir dans une maison. J’ai dit non. Je ne sais pas si j’ai pris la bonne décision».
PSOE «démosquelettique» des années 80
Suite aux dernières révélations de la CIA, tel un boomerang, le GAL revient sur le devant de la scène. PNV, ERC et EHBildu réclament au parlement espagnol la mise en place d’une commission d’enquête pour exiger que Felipe Gonzalez s’explique au sujet de la «guerre sale» qui sévit des années durant, dans la «zone spéciale nord», là où «la démocratie s’arrête pour laisser place à la raison d’Etat». Mais les trois partis sont bien seuls et leur demande n’a guère de chances d’aboutir. Podemos aujourd’hui au pouvoir en alliance avec le PSOE, traîne des pieds et finalement accepte. Le PNV ne supporte pas que pour plusieurs dossiers sensibles, l’opinion publique en soit réduite à en avoir connaissance par le bais de pays tiers. Il déposera très vite un projet de loi dans le but de modifier la législation sur les secrets d’État. On peut toujours rêver.
Les députés des trois partis, PSOE, PP et Vox, ont uni leurs voix le 23 juin au parlement espagnol pour refuser la création d’une commission d’enquête chargée d’examiner les responsabilités de Felipe Gonzalez dans le dossier GAL. Belle union sacrée de la gauche à l’extrême droite sur le dos des Basques. Le lendemain, Pedro Sanchez toute honte bue, fait une grande déclaration pour magnifier le bilan exceptionnel de son prédécesseur socialiste à la tête de «l’Espagne démocratique».
En Espagne, une foule d’archives demeurent toujours «classées secret défense», cadenassées à double tour. Le pays a du mal à révéler et assumer son passé. Les ossements exhumés des fosses communes de la guerre civile rejoignent ceux des victimes du GAL, fruits du PSOE «démosquelettique» des années 80. Les activités terroristes d’Etat s’inscrivent dans une plus longue période. Elles débutent en 1975 avec les crimes revendiqués en Iparralde, mais aussi au Sud et en Espagne, sous des noms divers: Guerrilleros del Christo Rey, Batallón Vasco Español (BVE), triple A (Alianza Apostólica Anticomunista), Acción Nacional Española (ANE), ATE (Antiterrorismo ETA). Ils commirent plus de meurtres et d’attentats que le GAL et son cortège d’enlèvements, séquestrations, tortures et disparition de cadavres dans la chaux vive. Le GAL disparut «officiellement» en 1987 (2), mais se prolongea jusqu’en 1989, avec le meurtre du député indépendantiste Josu Muguruza, précédé cinq ans plus tôt de l’assassinat de Santi Brouard toujours par le GAL. La disparition de deux dirigeants de ce poids pèsera lourd dans la difficulté pour ETA et Herri Batasuna à emprunter la voie escarpée de la pure action politique et l’abandon des armes. Tout cela sur fond de plan ZEN (Zona Especial Norte), un plan d’action élaboré en 1981-1982 par les services secrets espagnols et l’armée. Il organise noir sur blanc la mise en œuvre de tous les moyens politiques, militaires, para-militaires, légaux et illégaux, financiers, médiatiques, policiers, sociaux, diplomatiques, judiciaires, d’action psychologique… pour venir à bout de la rébellion basque.
Parlement européen interpellé et justice à deux vitesses
C’est dire combien ce passé pèse lourd dans le présent de notre pays dominé par des Etats qui n’ont de cesse que de faire régner l’omerta. Ceci explique que la moindre information —celle de la CIA aujourd’hui— réveille les fantômes, enflamme l’opinion d’Euskal Herri et suscite l’indifférence à peine masquée des Espagnols et des Français. Le 16 juin, le PNV, EHBildu, ERC et JxCAT demandent au parlement européen d’enquêter sur le rôle du PSOE et de Felipe Gonzalez, pour que toute la lumière soit faite quant à leur rôle dans la création du GAL. Les quatre partis veulent que l’ex-premier ministre socialiste ne bénéficie plus des avantages financiers, les «honneurs d’Etat», liés aux fonctions qu’il a exercées. Eneko Andueza, secrétaire général du PSOE en Gipuzkoa, va jusqu’à souhaiter que Gonzalez quitte le parti. Les interventions réitérées dans la débat politique espagnol actuel de cet «historique» jouant au «vieux sage», en révulsent plus d’un. Il prône souvent l’union sacrée contre les Catalans, celle-ci passant par un accord entre PSOE et Ciudadanos.
Le 16 juin, le tribunal constitutionnel a eu la main dure à l’égard du leader indépendantiste Oriol Junqueras, ex vice-président du gouvernement catalan: jusqu’en juillet 2031, il ne pourra être élu ou exercer la moindre fonction publique. De son côté, la cour suprême fait preuve de la même diligence à l’encontre du président catalan Quim Torra. Le jour où la CIA révèle le rôle de Felipe Gonzalez dans les crimes du GAL, cette haute juridiction annonce qu’elle reprend les poursuites contre le leader catalan, pour avoir installé une pancarte en faveur des preso au fronton de la Generalitat. Sur les agissements passés du «Monsieur X», alias Felipe Gonzalez patron du Groupe Antiterroriste de Libération, les juges espagnols ferment les yeux et regardent ailleurs.
(1) Le rapport du CEDRI quasi intégralement: http://escadronsmort.centerblog.net/
(2) Après 12 ans de «guerre sale», le gouvernement espagnol atteint à ce moment-là ses deux objectifs: l’élimination de plusieurs dirigeants d’ETA et une modification substantielle de la politique française à l’égard des réfugiés basques, rafles et expulsions vers des pays lointains, plus tard mutation de la législation répressive européenne et coopération policière très étroite. Voir à cet égard l’analyse éclairante de E. P. Guittet dans son ouvrage (http://articles-enbata.over-blog.com/article-gal-emmanuel-pierre-guittet-95427539.html).
« Así negaba Felipe González su relación con los GAL en TVE »