Concordance des temps

Le 8 juin 1970, Franco rencontre à Madrid Charles de Gaulle, qui racontera son entretien à Michel Droit : « Je lui ai dit ceci : en définitive, vous avez été positif pour l'Espagne. Et c'est vrai, je le pense. Et que serait devenue l'Espagne si elle avait été la proie du communisme ? »
Le 8 juin 1970, Franco rencontre à Madrid Charles de Gaulle, qui racontera son entretien à Michel Droit : « Je lui ai dit ceci : en définitive, vous avez été positif pour l’Espagne. Et c’est vrai, je le pense. Et que serait devenue l’Espagne si elle avait été la proie du communisme ? »

L’exercice est connu, celui d’observer dans l’histoire plus ou moins récente les parallèles qu’elle peut offrir à des situations actuelles. Alors que vient d’être encore une fois rejetée la demande de libération conditionnelle de Jakes Esnal, après que le furent celles de ses compagnons “Txistor” et les frères Parot, la concordance de cette situation avec un événement vieux de cinquante ans quasiment jour pour jour me vient à l’esprit.

Automne à Burgos

Voici pile un demi-siècle, en effet, s’apprêtait à s’ouvrir à Burgos le procès de plusieurs militants d’ETA. Nous sommes alors en plein franquisme déclinant mais le régime semble assuré de sa pérennité même après Franco, ne serait-ce que par la présence de l’autre personnage tutélaire de la dictature, Carrero Blanco.

Au Pays Basque, ETA monte en puissance malgré sa première grande scission entre tenants de la cinquième assemblée (ETA-V) et tenants de la sixième (ETA-VI).

Les forces de sécurité espagnoles ont commencé à subir leurs premières victimes du fait d’attentats de l’organisation armée, la plus emblématique étant Meliton Manzanas deux ans auparavant.

Franco veut faire un exemple et le tribunal militaire chargé de mener le procès de Burgos a parfaitement intégré l’enjeu.

La suite de l’histoire est pourtant édifiante. Après des journées d’audience au cours desquelles la violence de l’accusation s’affronte à l’effronterie des accusés qui n’hésitent pas à jouer la partition de la tribune politique malgré le risque mortel, les réquisitions sont implacables : six condamnations à mort et de lourdes peines de prison pour les autres accusés. Dans un coup de génie, ETA-V organise l’enlèvement du consul d’Allemagne à Saint-Sébastien, Eugen Beilh, et lui promet le même sort que celui qui sera fait aux accusés de Burgos.

Mais, après l’épisode rocambolesque de l’évasion ratée du consul en pleine campagne souletine, ETA libère le consul juste avant l’annonce du verdict, en un signe de magnanimité qui frappe une opinion internationale déjà surchauffée et quotidiennement mobilisée en faveur des accusés. Dans ces circonstances, la confirmation des peines de mort jette un voile d’opprobre sur le régime franquiste.

Ce qui m’intéresse dans ce rappel historique n’est pourtant pas ce qui précède, mais bel et bien le dénouement de l’histoire : sous la pression, Franco gracie les accusés et commue leur condamnation en peine de prison. Loin de toute humanité mais conscient du poids de l’affaire sur l’image du régime et de l’Espagne en général, le vieux dictateur a consenti à un geste d’apaisement alors même que l’opposition armée avec ETA est en pleine croissance. Au regard de l’objectif initial de frapper les esprits et tuer dans l’oeuf cette nouvelle résistance basque, la décision était difficile et dénote une certaine hauteur de vue politique ; Franco avait-il un autre choix ? La question reste, il est vrai, ouverte.

La France du processus de paix

Cinquante ans plus tard, en France, on apprend que Jakes Esnal restera en prison après plus de trente ans d’incarcération. Quel rapport avec une condamnation à mort ? Certes, pas de garrot ou de peloton d’exécution. Mais comment interpréter cette décision de ne pas remettre en liberté un homme qui aurait pu l’être depuis déjà 8 ans par la simple application du droit commun, laissant donc légitimement se demander combien d’années il devra encore purger alors qu’il est septuagénaire. Qu’est-ce qui peut bien justifier en 2020 un maintien en détention, que la situation en 2021, 2025 ou 2028 ne justifiera plus ? La fin de la lutte armée ? Elle est déjà acquise depuis près de dix ans et ne le sera donc pas davantage dans les années qui viennent. La volonté de Jakes ou de ses camarades de reprendre cette lutte armée ? Tous ont déjà clairement dit qu’ils soutenaient le processus de paix, ils ne constituent en aucune manière un risque de trouble à l’ordre public. L’opposition de l’opinion publique ou de ses élus à leur libération ? Le consensus est au contraire acquis autour de cette demande. Dans ces conditions, on se demande bien ce qu’il faudra de plus à la France pour libérer ces hommes dans un avenir proche, ce qui à leur âge laisse bel et bien penser sinon à une condamnation à mort, au moins à celle de finir leur vie en prison.

Justice n’est pas vengeance

Bien sûr, l’Histoire peut faire des parallèles mais jamais des apparentements. La France de 2020 n’est pas l’Espagne de 1970 et les situations sont évidemment incomparables. Mais à 50 ans d’écart, il reste saisissant de se dire qu’un dictateur avait gracié des militants alors même qu’un conflit armé était en pleine naissance et cherchait à violemment saper son régime, et qu’aujourd’hui un État démocratique refuse un geste de justice, d’humanité et de politique alors que la seule violence qui subsiste au Pays Basque se limite à celle dite “légitime” qu’il détient en monopole.

Les situations sont évidemment incomparables.
Mais à 50 ans d’écart,
il reste saisissant de se dire
qu’un dictateur avait gracié des militants
alors même qu’un conflit armé cherchait à saper son régime
et qu’aujourd’hui un Etat démocratique
refuse un geste de justice, d’humanité et de politique.

Rappelons-le, le Pays Basque est actuellement dans la voie d’une sortie de conflit et dans un processus de paix autour desquels la quasi-totalité des couleurs politiques se retrouve. Le décalage entre l’annonce du maintien en détention de Jakes Esnal et le contexte dans lequel elle survient est en soi une aberration. Il laisse réellement penser que la France confond justice et vengeance.

En 1970, Franco avait renoncé à une logique de vengeance, certes sous la pression et sans que l’on puisse en attendre davantage dans le domaine de la justice ; mais en 2020, il est affligeant que la France ne soit pas capable de renoncer à son tour à cette logique de vengeance, pour lui opposer une logique de justice.

En l’occurrence, cette concordance des temps d’un demi-siècle à peine se révèle cruellement à son désavantage.

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