Une sociologue a interviewé 63 militants d’ETA et d’IK et renouvelle le regard porté sur des acteurs importants du conflit basque. En sort un livre rare, Conflit au Pays Basque, regards de militants illégaux, qui permet de mieux saisir les ressorts de 60 années de lutte. Pour peu que l’on se donne la peine de le lire sans a priori.
Caroline Guibet Lafaye a osé. Philosophe et sociologue, directrice de recherches au CNRS, entre 2007 et 2019, elle a donné la parole à 19 femmes et 44 hommes impliqués dans la lutte armée de notre pays, en choisissant plutôt des “militants ordinaires”. En d’autres termes des “terroristes”, stigmatisés ainsi dans le contexte d’aujourd’hui en Occident.
Nés entre 1941 et 1984, ils se sont tous engagés à des degrés divers dans la plus longue lutte armée de l’histoire européenne récente. Avec des précautions méthodologiques rigoureuses et des références puisées auprès des meilleurs auteurs internationaux, l’auteur nous présente le résultat de ce recueil de données et en fait l’analyse, y compris dans leurs prolongements philosophiques et éthiques. Il fallait un regard distancié et indépendant pour donner à ce corpus pertinence et crédibilité.
A l’intention du public peu informé de la question basque, Caroline Guibet Lafaye fait d’abord une synthèse de la lutte armée en Pays Basque Nord et Sud, son contexte historique, et socio-culturel, et l’ampleur des moyens répressif, légaux et illégaux mis en œuvre par deux États pour la réduire.
Il était bon de rappeler cela, y compris pour rafraîchir la mémoire de ceux qui ont traversé ces soixante années. Apparaissent ainsi clairement les fondements de cette forme de lutte et ses développements, les constructions sociales de la réalité, élaborés par les militants, les réseaux sociaux dans lesquels ils évoluent, les évènements décisifs ou les expériences qui ont pesé sur leur décision d’adopter des stratégies illégales. Sans oublier les justifications idéologiques et symboliques qui sous-tendent le tout. Cette contextualisation renouvelle le regard porté sur les acteurs et révèle la pluralité des mécanismes à l’œuvre dans leur complexité, aux antipodes du discours médiatique dominant.
S’offre ainsi à nous une approche plus globale et plus fine de la violence politique, mais aussi comment elle change ou est façonnée, aussi bien par les changements politiques que par les choix stratégiques des organisations — alternances, trêves, négociations, alliances— ou par les apports des générations successives de militants.
Plus intense après la mort de Franco
L’étude de Caroline Guibet Lafaye explique un paradoxe apparent : pourquoi l’intensité de “la violence des opprimés”, objets d’une répression généralisée puis très ciblée, a été plus forte après la mort de Franco, alors que le régime apparemment évoluait dans le bon sens.
Deux phénomènes sont ici en marche: de nouvelles “structures d’opportunités politiques” s’offrent grâce aux évolutions du pouvoir, et le fait d’être minoritaires avec de moins en moins de chances d’aboutir, débouche sur une radicalité de plus en plus forte. Statistiques à l’appui, elle démontre que le contexte répressif post-franquiste est en réalité particulièrement violent, il a pour corollaire la permanence du personnel politique et décisionnaire. Plusieurs exemples de par le monde montrent que les situations de transition politique sont davantage propices au développement des actions violentes.
Dans son enquête, l’auteure pose aux acteurs les bonnes questions. Par exemple, “est-ce que de votre point de vue, il serait/était possible de parvenir à ces objectifs sans recourir à la lutte armée?” Dans ce conflit de basse intensité, l’usage de la violence apparaît comme un élargissement de l’action politique, il s’agit même d’une forme de “propagande armée”, à un moment où les opportunités politiques classiques se ferment ou apparaissent de plus en plus bouchées. Quant aux raisons de l’engagement, personne ne sera surpris de lire qu’il s’agit de s’opposer à des États, des régimes, de répondre à leur violence, de défendre et forger une identité en péril, de promouvoir des modèles socio-culturels alternatifs, de refuser des dominations sociales ou patriarcales.
Éthique de la violence politique
Caroline Guibet Lafaye distingue dans son enquête plusieurs générations de militants clandestins, pas moins de trois, avec des approches et des perceptions assez variées, des mécanismes d’engagements multiples, dans le but de peser sur le destin de notre peuple.
Pour les générations les plus récentes, l’engagement dans l’illégalité apparaît davantage comme “existentiel”, mais également naturel, logique et évident, loin du saut ou du basculement soudain dans la radicalité, comme le présentent les discours officiels.
Enfin l’auteure aborde la question controversée, celle de l’éthique de la violence politique.
Au regard des attentats et de leurs objectifs — là encore dates et chiffres à l’appui— elle décrit dans un premier temps, comment les organisations armées adaptent leur stratégie et la font évoluer au fur et à mesure des mutations du conflit et de son contexte. Leur fréquence et leur létalité varient beaucoup, le personnel politique devenant une cible à partir de 1992.
L’attentat d’Hipercor fait l’objet d’une analyse à part, tant il a marqué les esprits. “Pensez-vous qu’il puisse y avoir une morale ou une éthique, lorsque l’on s’engage dans la lutte armées? Comment la décririez-vous?”, telle est la question posée aux militants interviewés. Évoquer l’éthique alors que des vies sont en jeu, pourra sembler insupportable. Il s’agit là pourtant du chapitre le plus intéressant de ce livre. Au fil des entretiens, l’auteure s’aperçoit que des principes normatifs structurent l’activité armée, ils comprennent deux volets. Une démarche d’autolimitation sur ce qu’il ne faut pas faire : la question des victimes innocentes et des conséquences non intentionnelles, la responsabilité individuelle et collective sont ici abordées. Le deuxième volet porte sur une éthique positive, le fondement moral de l’engagement, éthique du sacrifice et don de soi, exemplarité nécessaire du militant dans son comportement général, apparaissent ici.
Des principes normatifs structurent l’activité armée.
Une démarche d’autolimitation
sur la question des victimes innocentes.
Une éthique positive, le fondement moral
de l’engagement, éthique du sacrifice,
exemplarité nécessaire du militant.
La question de l’euphémisation du vocabulaire dans la manière de désigner les actions armées n’est pas omise. Dans son commentaire, Caroline Guibet Lafaye analyse la dimension éthique de l’engagement des militants: ils sont animés par une éthique de la responsabilité chère, au philosophe Max Weber, qui prend en compte les conséquences concrètes de l’action à l’égard de tous les intéressés. Elle s’oppose en cela à une éthique de la conviction (Kant) qui a un rapport inconditionnel à une ou plusieurs valeurs, “elle ne se sent responsable que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas”. La pensée de Jean-Paul Sartre est également présente, avec les notions de liberté, d’engagements et de situations qui nous embarquent sans que nous les ayons choisies. Cette conception forte de la responsabilité engagée dans un contexte, ainsi que la culpabilité morale qui anime les militants rencontrés, se situent loin de la logique de Machiavel, selon laquelle la fin justifie les moyens.
Reconstruire un sens
On le voit, ce livre restitue des femmes et des hommes dans la complexité de leur combat, de leurs contradictions et de leur humanité. Il s’extrait du battage médiatique et renouvelle le regard porté sur des individus si souvent mis au ban de la société. Les militants de lutte armée sont ici considérés comme acteurs sociaux à part entière et non pas comme des parias inaudibles ou des malades incohérents qui n’ont pas droit à la parole ou qu’il convient en premier lieu d’humilier ou d’éliminer. Leurs dires patiemment recueillis pendant deux ans, font l’objet d’un va et vient entre interviews, statistiques, contexte historique, écrits publics des organisations armées ou témoignages antérieurs à l’enquête, références idéologiques en Pays Basque et dans le monde. C’est dire la qualité de ce travail.
Il fallait un courage certain pour se mettre sérieusement à l’écoute, sans cautionner les actes, tenter de reconstruire un sens à partir de la parole des sujets que l’on veut comprendre et du processus de décision qu’ils mettent en œuvre dans leurs choix et leur agir.
Ces pages contribuent à rééquilibrer un peu les choses dans la “guerre des mémoires” qui bat son plein dans notre pays où pour certains, la lutte armée d’hier ne sert qu’à décrédibiliser le projet politique souverainiste. Une telle démarche qui honore son auteure n’est pas simple dans le confort des cercles académiques où l’on a souvent peur de son ombre, où l’on évite de prendre des risques. Les sciences sociales sont dans le viseur du politique, en témoignent les déclarations récentes d’Emmanuel Macron, de son ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer et auparavant celles de Manuel Valls, à l’encontre de la liberté des chercheurs. Tout en veillant à distinguer entre “jugement de fait” et “jugement de valeur” chers à Max Weber, Caroline Guibet Lafaye s’expose. Avec talent, elle interroge, ouvre le débat et nous offre des clefs.
+ Caroline Guibet-Lafaye, Conflit en Pays Basque, Regards de militants illégaux, Peter Lang international academic publishers, 2020, 334 p. 26 €.