Un délicieux livret en euskara nous présente la cité de Saint-Pée-sur-Nivelle telle que l’on voudrait qu’elle soit. Il se garde de montrer et donc souligne, par omission, le saccage d’une “entrecôte” dramatiquement urbanisée.
Senpere ezagutuz, luma eta pintzelaren bidez est un livre épatant, il a tout pour plaire. Intégralement en euskara, écrit par les élèves bilingues du collège local Arretxea, illustré par une aquarelliste talentueuse, le résultat comme la démarche d’élaboration et sa pédagogie sont dignes d’éloges. Un vrai bijou.
Il nous présente tous les aspects et sites si aimables de Saint-Pée : les sorcières en leur château, le moulin, les ponts de pierre dits romains, le lavoir, les etxe labourdines emblématiques dans leur écrin de verdure, l’église avec ses jarleku et ses agotak, le parc des sculpteurs, le sport et le lac ne sont pas omis. Au chapitre de la modernité, seule figure la belle salle de spectacle Larreko.
Le livre est touchant, sincère, mais il y a un hic. On comprend que les auteurs présentent leur cité sous son meilleur jour et c’est bien normal. Mais Senpere n’est-il que cela? N’y at- il pas autre chose ?
Lorsqu’on y circule, chacun aperçoit une autre réalité : la banlieue pavillonnaire qui gangrène la commune et saccage les paysages dans un magma labyrinthique, les surfaces commerciales envahissant des quartiers entiers, les panneaux publicitaires à la parade, en ordre de bataille, le bitume omniprésent.
Senpere exhibe à la vue de tous sa supposée attractivité et son activité, quitte à construire des kilomètres de voies, de bretelles, de hangars et de parkings. Pour accéder aux temples de la consommation en tous points identiques aux périphéries des villes européennes ou à celles de Biarritz et Bidart, un modèle standard impose sa main de fer.
La petite ville est devenue celle de l’étalement urbain et de l’artificialisation des sols où les risques d’inondations sont loin d’être parfaitement jugulés.
La petite ville est devenue
celle de l’étalement urbain
et de l’artificialisation des sols
où les risques d’inondations
sont loin d’être parfaitement jugulés.
Au beau milieu de ces sites improbables, un rond point avec un énorme chistera, comme pris en otage. Il faut bien faire couleur locale, ala Jinkoa ! Et pendant ce temps-là au centre de Senpere, le seul endroit public où l’on entend l’euskara à gorge déployée est la messe dominicale. Les derniers des Mohicans résistent toujours.
Part du réel passée à la trappe
Le non-dit de Senpere ezagutuz en dit plus long qu’un long discours sur ce qui nous charme en Pays Basque et ce qui nous débecte. Ce livre est intéressant pour ce qu’il ne montre pas de St Pée, ce qu’il a logiquement passé à la trappe. Il entretient l’illusion, nous offre un idéal du moi, un lieu préservé et idyllique chargé d’histoire et de culture. Il refoule, ignore la laideur, un versant du réel qui existe pourtant bel et bien.
Le principe de réalité est là, il nous explose à la figure. Senpere ezagutuz ou le Pays Basque tel qu’il est dans notre petit roman national, tel que nous voudrions qu’il soit pour toujours, tel qu’“en lui-même enfin l’éternité le change”. Et qui s’engloutit inexorablement, comme L’Afrique disparue du photographe Casimir Zargousky.
A croire que les auteurs, dans un effort désespéré pour conjurer l’horreur du saccage, finalement choisissent de l’ignorer. Une forclusion. Leur démarche, leurs choix, font penser aux buildings, tours et gratte-ciels qui entourent les chutes du Niagara : évidemment les photographes les coupent dans leurs cadrages, hormis pour la pub des hôtels ayant vue plongeante sur le site. En paraphrasant Claude Levi-Strauss, disons que Senpere ezagutuz agit tel un masque, il n’est pas d’abord ce qu’il représente, mais ce qu’il choisit de ne pas représenter. Comme un mythe, un masque nie autant qu’il affirme. Il n’est pas fait seulement de ce qu’il dit ou croit dire, mais de ce qu’il exclut (La voie des masques, 1975).
Aujourd’hui sur Youtube, nous voyons des people —Thierry Ardisson conversant avec Carlos— qui évoquent la Côte d’Azur que, comme l’Amérique de Christophe Colomb, ils ont “découverte” dans les années 50. C’était un paradis terrestre, elle n’avait rien à voir avec ce qu’elle est devenue depuis. Ils regrettent à grands cris ce passé révolu. Mais ils ont joué le premier acte du drame.
Dans leur sillage, des hordes cosmopolites ont tué un pays “authentique et sauvage”, les peoples vont désormais ailleurs, plus loin et en font mourir d’autres. Pour Senpere et d’autres villages labourdins, ce scénario est déjà bien avancé.
L’histoire de cette évolution fait penser à une anecdote. Dans les années 60, le maire de Bayonne Henri Grenet était très fier des nouvelles halles qu’il avait fait construire en bord de Nive. C’était un immonde blockhaus de béton digne de la ligne Todt, il défigurait le centre ancien. Le jour de l’inauguration, Grenet demanda à un de ses amis, le médiéviste Eugène Goyheneche, ce qu’il pensait du bâtiment. Celui-ci lui fit tout à trac ce commentaire assassin: “Vous savez Docteur, quand on attrape la vérole, on la garde !” Effectivement, Bayonne l’a gardé pendant 40 ans, pour que finalement, Henri Grenet lui-même détruise le bâtiment.
A Senpere aussi, il ne reste plus qu’à attendre.
Senpere ezagutuz, luma eta pintzelaren bidez,
marrazkiak Marie-Luce Ménétrier,
idatziak Jean Sauvaire,
itzulpena Senpereko Arretxea kolegioa,
Editions Kilika, 72 p. 16 eusko.