Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Les Français ont-ils choisi en toute liberté d’abandonner les langues régionales au profit du français ? Beaucoup le croient ; ils se trompent.
Un énarque de mes amis – non, ce n’est pas un oxymore – m’a dit un jour : « Après tout, si les Béarnais ont décidé de ne plus parler béarnais, c’est qu’ils l’ont bien voulu. » Il relayait là une croyance qui, pour être répandue, n’en est pas moins parfaitement erronée. Voici pourquoi.
Certes, l’Etat a toujours laissé les familles utiliser chez elles les idiomes de leur choix. Ce n’est pas pour autant que les Béarnais, les Catalans, les Normands, les Alsaciens, les Corses et les autres ont « décidé » d’abandonner leur langue historique. En réalité, on a fait en sorte qu’il en soit ainsi, en ayant recours à deux moyens complémentaires.
La mesure la plus décisive remonte au tout début de la IIIe République. En érigeant le français – et le français exclusivement – comme langue de l’école et de la réussite scolaire, Jules Ferry et le nouveau régime ont fait de celui-ci l’unique langue du savoir, des diplômes et de la promotion sociale. Or, c’est là une règle de base de la linguistique : laisser un individu « libre » de choisir une langue « utile » et une langue « inutile« , c’est évidemment avantager la première. Les familles bretonnes, pour prendre ce seul exemple, auraient sans doute été ravies de voir leurs enfants devenir instituteurs, médecins ou avocats en suivant des études en breton, à ce « détail » près que cela était impossible. Dès lors, l’alternative était la suivante : soit passer au français, soit être condamné à la misère. Drôle de choix ! Comme le souligne le linguiste Patrick Sauzet, « une langue ne peut fonctionner et se transmettre sainement que si elle peut être la langue de toutes les activités d’une société, des plus familières aux plus publiques, des plus simples aux plus élaborées, des plus humbles aux plus prestigieuses. L’enfermement des langues régionales dans le quotidien et l’informel a préludé à leur disparition programmée. Combien de temps pense-t-on que le français vivrait, au Québec comme à Paris, s’il était absent de l’école, des médias et de la vie publique, renvoyé à la seule sphère privée ? Pourquoi exiger des langues régionales qu’elles survivent dans des conditions objectivement impossibles ? »
Venons-en maintenant au deuxième moyen qui a conduit de nombreux Français à changer de langue. Et disons les choses comme elles sont : il s’est agi de méthodes indignes utilisées par certains instituteurs. J’exagère ? Jugez-en d’après ces quelques témoignages, hélas représentatifs :
· « Il y avait une ardoise qui circulait pendant les récréations (1960) que l’on mettait sur le dos de chaque copain qui parlait en occitan. Et le soir, tous ceux qui avaient leur prénom inscrit sur l’ardoise restaient pour conjuguer la phrase : « Je ne parlerai pas patois dans la cour. » (1)
· « Quand je suis entrée à l’école maternelle, à l’âge de 3 ans, je ne parlais que l’alsacien. La directrice m’a souvent enfermée dans un local obscur. » (2)
· « Dans l’école marseillaise de ma grand-mère, au début du XXe siècle, les petites filles surprises à parler provençal devaient nettoyer les toilettes. Et les récidivistes étaient contraintes de les lécher « puisqu’elles avaient de la merde dans la bouche« . (3)
· « Après la Première Guerre mondiale (…), les instituteurs donnaient aux petits enfants alsaciens un morceau de savon à mâcher pour nettoyer leur bouche de cette affreuse langue » (Tomi Ungerer, dessinateur).
Faut-il préciser que, devenus adultes, ces malheureux élèves ont, pour la plupart, « choisi » de ne pas transmettre leur langue maternelle à leurs propres enfants, pour leur éviter de connaître les mêmes humiliations ? Préciser encore que ces pratiques ont été employées en France massivement jusqu’aux années 1960 pour ne disparaître que dans les années 1990 ?Préciser enfin qu’elles ont été aussi en vigueur dans les anciennes colonies, où elles perdurent parfois ?
Oh, il ne fait guère de doute que les « hussards noirs de la République » croyaient bien faire. Cela ne doit pas conduire pour autant à réécrire l’Histoire. Non, aucune famille n’a décidé spontanément d’abandonner la langue de sa région. Oui, l’Etat a créé des contraintes qui les ont conduites à opter pour le français. Oui encore, les méthodes auxquelles on a recouru pour parvenir à ce résultat ont été scandaleuses. Oui enfin, il serait bon que de tels faits soient enseignés, à l’ENA et ailleurs, ce qui éviterait à mon ami comme à beaucoup d’autres d’asséner en toute bonne foi d’absolues contre-vérités.
(1) Je n’ai plus osé ouvrir la bouche…, Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc Conan, Editions Lambert-Lucas.
(2) Alsace, une langue qu’on assassine, collectif, Editions Salde.
(3) Langues, accents : les discriminations oubliées, lexpress.fr, 5 avril 2016.