Arnaldo Otegi reconnaît la douleur endurée par toutes les victimes d’ETA sans faire de distinction entre elles. La plupart des partis estiment cette avancée insuffisante, beaucoup exigent une demande de pardon. Ces débats ont lieu à la veille du vote du budget de l’État espagnol, épreuve délicate pour un gouvernement socialiste minoritaire. La droite ne supporte pas cette dédiabolisation progressive d’EH Bildu qui lui donne un poids politique inédit.
La dédiabolisation progressive d’EH Bildu ouvre des perspectives politiques inédites. Un séisme est encore à venir.
En toile de fond se situe le principal enjeu, la bataille du récit, la guerre des mémoires, la définition officielle de la vérité, la nécessité de culpabiliser le vaincu, de déconsidérer son combat, d’enlever toute légitimité au projet souverainiste abertzale.
Au lendemain du dixième anniversaire de la conférence d’Aiete annonçant la fin d’ETA, la déclaration le 18 octobre du coordinateur général d’EH Bildu Arnaldo Otegi et du secrétaire général de Sortu Arkaitz Rodriguez, n’est pas passée inaperçue. La gauche abertzale a infléchi son discours. Voici la traduction du point 3 de cette déclaration : « Pour aller vers une paix juste et durable, il convient de reconnaître et de dédommager toutes, absolument toutes les victimes. Nous n’oublions aucune d’entre elles. Aujourd’hui, nous désirons mentionner particulièrement les victimes engendrées par la violence d’ETA. Nous souhaitons leur faire part du poids de notre douleur pour les souffrances endurées. Nous percevons leurs souffrances et affirmons sincèrement qu’elles n’auraient jamais dû se produire. Personne ne peut être satisfait, ni de tout ce qui a eu lieu, ni que cela ait duré tant de temps. Nous aurions dû y parvenir avant [la conférence internationale d’] Aiete. Malheureusement, impossible de revenir sur le passé, aucune déclaration de notre part ne pourra effacer les torts commis. Mais nous sommes convaincus qu’il est au moins possible de les soulager à partir du respect, de la considération et de la mémoire. Nous voulons dire aux victimes que du fond du cœur, nous percevons fortement leurs souffrances. Nous nous engageons à tenter de les atténuer dans la mesure de nos moyens. Nous serons toujours prêts à cela».
La précédente déclaration fixant le point de vue de la gauche abertzale sur ce chapitre était celle d’ETA, le 8 avril 2018. Plus généraliste, l’organisation basque reconnaissait la douleur infligée au peuple basque et aux victimes de la lutte armée. Mais au grand scandale des Espagnols, elle mentionnait les victimes collatérales «qui n’étaient pas directement parties prenantes au conflit, aussi bien en Pays Basque qu’ailleurs», elle n’évoquait pas précisément les victimes des attentats d’ETA.
La guerre n’est pas finie
Le discours solennel des deux leaders de la gauche abertzale a déclenché un déchaînement médiatique dû essentiellement au contexte politique. Le gouvernement socialiste espagnol doit bientôt faire approuver son budget 2022. Il ne dispose pas de majorité face à la droite et a besoin de réaliser, comme l’an dernier, la grande addition des députés PSOE+Podemos+PNV+ EH bildu+ ERC+PDeCAT+Teruel Existe+Nueva Canarias, soit 188 voix. Contre les 154 du PP, Vox, Cs, Junts, UPN, CUP, Coalición Canaria, Foro Asturias et Galiciens du BNG. En cette affaire, les petits partis valent de l’or et ils ne se privent pas de faire monter les enchères. Tous sont à la manœuvre (1). En cohérence avec son allié « naturel » ERC, EH Bildu entend tirer son épingles du jeu. Bien qu’ils nient toutes négociations directes et précises, les souverainistes veulent peser, y compris concernant l’avenir des 200 preso basques.
Le pouvoir exécutif espagnol qu’il soit de droite ou de gauche, est peu enclin aux concessions en faveur des abertzale. Quant au pouvoir judiciaire, il s’est érigé en gardien du temple, de l’indivisibilité du royaume. On l’a vu dans l’affaire catalane, le gouvernement dit démocratique n’a pas hésité à incarcérer les principaux dirigeants du pays ou à les forcer à l’exil. Fin septembre, sur la base de rapports de la Guardia civil, l’Audiencia nacional interdit le périodique Kalera.info et son site web. La gauche abertzale avait créé ces médias à l’intention des presos, des exilés et des déportés, pour les informer sur la plan judiciaire et défendre leurs droits. Parmi les coups de massue possibles, l’interdiction des quotidiens Egin et Egunkaria plane toujours.
Aujourd’hui encore à l’Audiencia nacional, quinze juges instructeurs s’acharnent à retrouver les auteurs de 378 attentats d’ETA non résolus. Entre autres, en dépouillant le contenu de plusieurs camions d’archives policières remises à l’Espagne par la France en février 2017. Une cinquantaine de militants présumés d’ETA sont toujours recherchés au Mexique, au Venezuela, à Cuba et en Europe. L’association Dignidad y justicia tient les compte et maintient les dossiers ouverts auprès des tribunaux espagnols. Elle offre une prime de 2000 euros pour toute piste conduisant à leur détention. La guerre n’est pas finie.
Sans doute la déclaration du 18 octobre a-t-elle été précédée de quelques rencontres officieuses et exploratoires avec le PSOE qui s’en défend. Quelques heures après la conférence d’Otegi, le porte-parole du parti socialiste, Felipe Sicilia, a salué « une avancée importante » et un « tournant ». Son collègue l’ex-lehendakari Patxi Lopez, secrétaire de la Mémoire démocratique et de la laïcité au PSOE, y voit « la première reconnaissance publique des victimes d’ETA par la gauche abertzale », et le prélude à de nouveaux progrès et de futurs pactes de gouvernement en Pays Basque. La province de Navarre est déjà dirigée par le PSOE grâce à l’abstention providentielle de la gauche abertzale et le 25 octobre, un accord a été signé entre EH Bildu et les formations composant le gouvernement navarrais, sur le financement des collectivités locales. Un second accord sur le budget provincial est dans les tuyaux. Patxi Lopez voudrait que le phénomène fasse tache d’huile.
Ils revictimisent
Mais les deux hommes comptent bien peu face à l’ensemble des poids lourds du PSOE qui dirigent l’Espagne. Isabel Rodriguez, porte-parole du gouvernement et ministre de la politique territoriale, préfère considérer le geste d’Arnaldo Otegi et d’Arkaitz Rodriguez comme « insuffisant ». Elle les exhorte « à demander pardon » et à « passer des paroles aux actes ». En d’autres termes, elle exige qu’EH Bildu condamne les hommages organisés en faveur des presos libérés, parce qu’ils « revictimisent » ceux qui ont subi la violence d’ETA.
Le PNV est lui aussi critique à l’égard de cette évolution d’EH Bildu, certes il y voit un « pas dans la bonne direction », mais il est « insuffisant ». Pour le lehendakari Iñigo Urkullu, « le terrorisme d’ETA fut une erreur radicale. Une erreur éthique, politique et démocratique » et là-dessus, une « évaluation critique » doit être mise en oeuvre. Le point de vue du PNV n’est pas surprenant. Sur un plan plus politicien, il s’inquiète de voir aujourd’hui un concurrent abertzale en train de négocier avec le gouvernement espagnol pour obtenir des avancées. A l’époque où Herri Batasuna refusait de siéger aux parlements pour ne pas cautionner les « pouvoirs de fait » et reconnaître la légitimité des institutions issues de la Transition, le vieux parti était tout seul. Heureux temps où un seul caïman régnait dans le marigot… Son autre sujet d’inquiétude est un possible retournement d’alliances demain dans la Communauté autonome basque. Ce scénario s’est produit en Catalogne avec un gouvernement PSOE-ERC qui détrôna CiU, l’équivalent du PNV à Barcelone. Le socialiste Patxi Lopez et Podemos y songent aussi. La dédiabolisation progressive d’EH Bildu ouvre des perspectives politiques inédites. Un séisme est encore à venir.
Dans une interview accordée à Pablo Iglesias, ex-leader de Podemos, et publiée le 22 octobre par le revue CTXT contexte et action, Arnaldo Otegi reprend le projet d’une « confédération basco-navarraise confédérée avec l’Etat espagnol ». Il avance pour le long terme le souci de rendre praticable le chemin vers des gouvernements de coalition issus d’alliances entre le PSOE, Podemos et EH Bildu. Ce ne sont que pures hypothèse bien hasardeuses pour l’instant, mais il ne faut jamais dire jamais en politique.
Suite et fin de l’article, avec la partie 2/2.
(1) Le PNV vient d’obtenir le transfert de la compétence sur la gestion du revenu minimum vital. Il négocie toujours sur la construction de voies souterraines du TGV à l’entrée de Bilbo.