Le Democratic Unionist Party (DUP), grand perdant des élections d’Irlande du Nord, menace de créer une crise politique et économique majeure pour ne pas gouverner avec les républicains du Sinn Fein, qui accèdent pour la première fois à la tête du gouvernement.
Les digues auront donc tenu 101 ans. Depuis les élections du 5 mai dernier, les républicains du Sinn Fein sont la première force politique d’Irlande du Nord, une entité territoriale créée en 1921 pour contenir le nationalisme irlandais.
Mary Lou McDonald, qui a succédé à Gerry Adams à la tête du parti, n’a pas manqué de le rappeler : “souvenez-vous que cet endroit s’est constitué il y a plus d’un siècle pour être sûr qu’une Michelle O’Neill [vice-Première ministre républicaine de la précédente mandature] n’occuperait jamais le poste de Première ministre. C’est un grand moment d’égalité”.
Une révolution copernicienne que les unionistes et le gouvernement britannique se refusent à intégrer, au risque de provoquer une guerre commerciale absurde avec l’Union Européenne…
En remportant 27 sièges sur 90, le Sinn Fein maintient son nombre de parlementaires et devance désormais les unionistes du DUP qui ont perdu trois sièges et n’en comptent plus que 25. C’est donc un recul du principal parti unioniste, plutôt qu’un progrès des républicains, qui explique la victoire de ces derniers.
Troisième force de la nouvelle assemblée, le parti de l’Alliance, non aligné, est l’autre grand vainqueur de ce scrutin puisqu’il passe de 8 à 17 sièges, devançant ainsi les unionistes de l’UUP et les nationalistes du SDLP. En vertu des règles de “power sharing” (partage du pouvoir) autour desquelles s’articulent les institutions nord-irlandaises, le poste de Premier ministre devrait pour la première fois revenir au Sinn Fein et celui de vice-Premier ministre au DUP.
Cette répartition est symbolique, puisque les deux fonctions sont dotées des mêmes pouvoirs, mais les symboles comptent beaucoup en Irlande du Nord et Jeffrey Donaldson, leader du DUP, n’est pas prêt à accepter cette “humiliation”.
Il a donc refusé qu’un membre de son parti soit investi au poste de vice-Premier ministre, bloquant ainsi la formation d’un nouveau gouvernement. Donaldson avait déjà averti durant la campagne qu’il refuserait de siéger si le “protocole irlandais” du Brexit n’était pas profondément remanié. Ce protocole découle de l’opposition de Boris Johnson au “Brexit doux” que défendait l’ancienne Première ministre britannique Theresa May et en vertu duquel le Royaume-Uni devait rester partiellement dans le marché intérieur de l’Union Européenne.
Le “Brexit dur” défendu par Johnson faisait quant à lui de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande la porte d’entrée de l’UE, alors que cette frontière avait en pratique disparu à la suite des accords du Vendredi Saint, signés en 1998, pour mettre un terme au conflit nord-irlandais. Pour éviter de réveiller ce conflit, Johnson avait finalement négocié un protocole spécial qui permettait de déplacer en mer d’Irlande les contrôles douaniers entre le Royaume-Uni et l’UE. Ce protocole était un élément central de son projet de “Brexit dur” qui lui permit de remporter les élections anticipées de 2019.
Ressentiment
Mais en ratifiant finalement ce protocole en 2020, Johnson trahissait ses alliés du DUP à qui il avait promis qu’il n’y aurait jamais de frontière entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni. Le ressentiment du DUP contre ce traité est tel qu’après avoir bloqué la formation du gouvernement nord-irlandais, le parti unioniste a aussi bloqué le parlement en refusant de participer à l’élection de sa présidence. Cette prise en otage des institutions par le grand perdant des élections, et en pleine crise économique, a suscité une indignation bien compréhensible chez toutes les formations non unionistes.
Si le DUP se permet une telle intransigeance, c’est qu’il se sait soutenu par Londres. Liz Truss, ministre britannique des Affaires étrangères, a ainsi annoncé que son pays allait réécrire unilatéralement le protocole, alors qu’il a statut de traité international : “nous ne pouvons plus attendre, la situation en Irlande du Nord est sérieuse. Le protocole ne fonctionne pas, il est rejeté par la communauté loyaliste”. Liz Truss ne s’est jamais vraiment souciée de ce protocole, elle qui déclarait en 2019 que si aucun accord n’était trouvé, “cela n’affecterait que quelques fermiers avec des navets à l’arrière de leurs camions”. Mais comment Boris Johnson peut-il être sur la même ligne, lui qui a négocié et signé ce traité, et qui lui doit son élection ?
Ses motivations sont assez peu reluisantes. Après des résultats mitigés aux dernières élections locales, le leadership de Johnson au sein du camp conservateur est contesté, et il brandit donc de nouveau la carte du Brexit pour se rallier les secteurs les plus à droite. Il suit en cela la même stratégie que Liz Truss, l’une de ses principales rivales et tout comme elle, il prétend agir pour le bien de l’Irlande : “le plus grand devoir du gouvernement du Royaume-Uni en matière de droit international est envers les accords du Vendredi Saint et le processus de paix”. Le DUP se réjouit de ces soutiens mais refuse de lever son veto tant que la loi promise par Liz Truss ne sera pas promulguée. Le parti unioniste est donc décidé à faire durer le blocage ; il sait parfaitement qu’au terme de six mois sans exécutif, de nouvelles élections devront être convoquées, qu’il espère remporter. Si un tel scenario se réalisait, les unionistes auraient réussi à éviter la nomination d’une Première ministre républicaine…
Levée de boucliers
On n’en est heureusement pas là car la levée de boucliers contre le DUP et le gouvernement britannique est massive. Le Sinn Fein dénonce “une impasse complètement coordonnée entre le DUP et Johnson” : Johnson a bénéficié du soutien du DUP pour faire passer “le plus dur possible des Brexit”, puis signé le protocole nord-irlandais sous pression de l’UE et il le piétine aujourd’hui au premier blocage organisé par le DUP. Même exaspération en République d’Irlande : “la population du Royaume- Uni doit comprendre ce que signifierait” une réécriture du protocole, écrit le ministre des Affaires étrangères. “Cela signifierait que votre gouvernement enfreint délibérément le droit international […] et qu’il agirait délibérément de manière anti-démocratique parce que 53 des 90 parlementaires nouvellement élus sont favorables au protocole”. L’énervement est également palpable dans l’UE qui menace d’utiliser “toutes les mesures à sa disposition” pour des sanctions immédiates.
Tout cela inquiète beaucoup les Etats-Unis qui n’ont pas envie qu’une guerre commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE rajoute encore de l’incertitude à la période actuelle. Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants avertit donc que “si le Royaume-Uni choisit de mettre en danger les accords du Vendredi Saint, le Congrès américain ne peut ni ne pourra soutenir un accord bilatéral de libre-échange avec le Royaume-Uni”.
L’Union affablie
Le Royaume-Uni prendra-t-il le risque de se lancer dans une guerre commerciale avec l’UE dont il ne sortira pas indemne ?
Quel que soit le choix de son gouvernement, beaucoup partagent déjà le constat de Leo Varadkar, ancien Premier ministre de la République d’Irlande : “le Brexit avait affaibli le soutien à l’Union en Irlande du Nord. L’unilatéralisme sur le protocole l’affaiblit encore davantage”.
Et, de fait, face aux tristes manigances du camp unioniste, la perspective d’une réunification de l’île devient de plus en plus réaliste et attrayante. Pour la présidente du Sinn Fein, “la réunification de l’Irlande est la meilleure option, la meilleure opportunité qui s’offre aux habitants de cette île. La partition a été désastreuse, a conduit au conflit sans mettre un terme aux difficultés ; mais cela doit se faire de manière organisée, concertée, démocratique et complètement pacifique”.
Un référendum de réunification pourra-t-il pour autant se tenir “dans les cinq prochaines années” comme l’espère la dirigeante républicaine ?
Je reviendrai sur cette perspective dans ma prochaine chronique.
Le renversement sémantique est si ancien qu’on n’y prête plus guère attention, mais les partisans de la partition de l’île se nomment « unionistes » tandis qu’ils appellent « séparatistes » ceux qui au contraire souhaitent sa réunification. Car « union » et « séparation » sont implicitement compris du seul point de vue de Londres, dont le séparatisme vis à vis de l’UE soutient celui du DUP vis à vis du reste de l’île.