Comment faire la jonction entre notre culture de la participation et la défense de la stabilité climatique, composante essentielle de notre territoire comme de tous ceux de la surface du globe.
Guerres et territoires
En mai dernier, le sociologue et anthropologue Bruno Latour se demandait si le sol européen est en train de changer sous nos pieds, à travers une analyse dans la lignée de son ouvrage « Où atterrir« . Il pointe un décalage quant à la perception de l’Europe, qui, contrairement aux États respectifs qui la composent, est trop souvent vue uniquement comme institution, et très peu comme réalité physique et affective, autrement dit comme territoire. Territoire à la fois au sens culturel et historique, et au sens matériel de milieu physique avec ses écosystèmes, ses ressources et ses fragilités face au climat. Il pointe également un second décalage, quant à la compréhension de ce qu’est un conflit territorial: l’invasion de l’Ukraine par les chars marqués du «Z» est évidemment comprise par tous comme un conflit territorial, par contre ce n’est pas du tout ainsi que sont comprises les masses d’air de 50˚C qui ont écrasé l’Inde et le Pakistan ce printemps, causant morts, impacts sanitaires (épuisement dû à la chaleur mais aussi pollution de l’air par les poussières, l’ozone et les particules des centrales électriques à charbon tournant à plein régime), pénuries d’eau, incendies dans les décharges publiques, coupures électriques massives, débordements de lacs glaciaires causant crues et destruction d’infrastructures, pertes agricoles (récolte de blé parfois réduite de moitié, troupeaux morts d’insolation ou de soif), incendies de forêts, etc. Pourtant, nous dit Latour, cette température de 50° est associée à un envahissement par les peuples européens, en particulier anglophones, qui ont depuis deux siècles modifié la température de la planète, ce qui revient à un envahissement du territoire de l’Inde aussi sûrement qu’à l’époque des conquêtes coloniales et de la création du Raj. […] si l’on a bien raison de caractériser le conflit en Ukraine comme une guerre coloniale, alors c’est aussi le cas bien plus encore des guerres climatiques. La rapidité et la coordination des réactions de l’UE – quoiqu’imparfaites et non dénuées de contradictions – dès le début de la guerre en Ukraine contraste avec l’inaction à peu près complète concernant le problème climatique, dont l’ampleur ne fait pourtant plus de doute. Sur cette question, globalement nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons comme le disait le philosophe Jean-Pierre Dupuy il y a déjà 20 ans.
Le climat est une composante du territoire
Pour tous ceux qui ont à cœur la préservation d’une agriculture dynamique en Iparralde, les terres agricoles de Marienia, comme l’an dernier celles de Berrueta à Arbonne, et toutes celles menacées par la bétonisation ou les GPII, sont immédiatement perçues comme faisant partie de notre territoire. On pourrait presque dire que les arguments logiques contre l’artificialisation et pour la préservation du foncier agricole sont « en plus », dans le sens où en amont de cette dimension rationnelle, ce qui donne l’énergie humaine de ces luttes s’exprime d’abord à un niveau intuitif, viscéral : ces terres nourricières qui soutiennent une agriculture à échelle humaine prolongeant et renouvelant celle de nos grands-parents, sont une part de nous. Dans un autre domaine mais de la même façon, les arguments sur les avantages du bilinguisme ou de l’apprentissage par immersion sont « en plus« , en amont il y a la défense viscérale de l’euskara, qui est sur un autre plan aussi une part de nous. Par contre, pour la défense de l’équilibre climatique, nous ne faisons pas (encore) intervenir les mêmes mécanismes intérieurs. À l’instar de l’Europe dans la description de Latour, la dynamique de l’atmosphère est encore perçue comme une abstraction, et pas comme une part de notre territoire. Bien que le climat conditionne les bases de nos vies c’est-à-dire le cycle de l’eau, les écosystèmes qui nous entourent et la possibilité de s’en nourrir de façon stable – à travers l’agriculture – il reste globalement perçu comme « ailleurs », hors de portée. Gazeuse, transparente, non délimitée par des bordures, l’atmosphère n’a pas la même matérialité, et encore moins la même dimension affective, que la vallée des Aldudes, de Sakana ou d’Orba par exemple. Bien qu’elle fasse aussi des va-et-vient dans nos poumons à longueur de journée, elle demande un effort supplémentaire pour être comprise comme une part de nous.
En tant qu’humanité, notre territoire physique c’est cette mince couche à la surface du globe terrestre : quelques dizaines de centimètres de sol fertile, les océans, rivières et lacs, et cette couche d’air dont la stabilité permet la vie dans et à la surface des sols, dans l’eau, et même dans l’air. À une échelle locale, en tant que communautés de destin, nos territoires perceptibles sont des parts de cette surface de sols et d’eau. Quant à l’atmosphère, elle est le lien entre local et global, l’élément commun entre notre territoire ici, et celui du Pakistan écrasé par la canicule, celui du Bangladesh, des Vanuatu, Tuvalu et Salomon qui subissent la montée des eaux, celui de la Somalie où une cinquième année de sécheresse consécutive menace 7 millions de vies, et celui des régions riches où l’industrie pétrolière engrange des bénéfices records, la même industrie qui a déployé des efforts de communication depuis 50 ans pour nier ou semer le doute quant aux effets de la combustion de carbone fossile sur le climat. À la nuance près que dans les régions riches, majoritairement non tropicales, le déséquilibre du climat n’a pas encore des conséquences aussi destructrices, ce décalage permettant entre temps de mener cette guerre climatique différée qu’évoque Latour.
Identités collectives, moteurs d’action
C’est l’un des aspects les plus injustes du problème climatique, comme le relevait Harald Welzer : les pollueurs et les payeurs sont essentiellement situés dans des régions et à des époques différentes. Concernant les époques nous sommes depuis une quinzaine d’années dans une période charnière, prenant enfin réellement conscience de l’ampleur du problème, tandis que la marge d’action pour faire bifurquer l’histoire se réduit à chaque COP ratée, à chaque engagement politique trahi, à chaque investissement dans les énergies fossiles.
Welzer disait également que la question de ce qu’on peut faire, et comment, ne peut recevoir de réponse si on n’a pas d’abord dit comment on veut vivre. Le malheur de la modernité fonctionnaliste, c’est qu’elle ne raconte pas sur elle-même d’histoire fondatrice d’identité, dans laquelle on pourrait s’inscrire en tant que citoyen·ne et développer dès lors le sentiment d’un “nous” identitaire concret. Avec la création d’une bonne société, une telle histoire pourrait être racontée. Ce que Welzer appelle bonne société, c’est une société fondée sur une culture de la participation, où tout·e un·e chacun·e est partie prenante des décisions collectives qui influent sur les conditions de nos vies. Cette culture de la participation résonne avec notre histoire locale où les décisions publiques ont longtemps été prises dans le cadre de fors, de biltzar, de juntes locales, accompagnée d’une culture de l’entraide et de l’auto-organisation qui fonde une grande part de ce « nous » identitaire concret.
La jonction que nous avons à accomplir aujourd’hui est entre cette culture de la participation qui est une part de nous, et la défense de la stabilité climatique qui est une composante essentielle de notre territoire, comme de tous ceux de la surface du globe.
Un contrepoids aux rétrotopies
En écrivant sur les rétrotopies en fin d’année dernière, je n’imaginais pas en voir si tôt des expressions aussi brutales dans deux grandes puissances en déclin : côté tellurocratie, une guerre d’invasion appuyée sur un discours voulant venger la perte de la grandeur impériale passée, et côté thalassocratie, le recul d’un droit fondamental issu des luttes féministes du XXème siècle, appuyé sur un discours de restauration d’ordre moral théocratique mêlé de suprémacisme blanc. Violences de natures différentes, mais dans les deux cas une conception brutaliste de la « grandeur nationale« , souhaitant non pas une société libre mais une masse aveugle d’hommes obéissants prêts à tuer et de femmes pondeuses obéissantes, ethniquement blancs de préférence.
Le mouvement pour le climat s’inscrit bien sûr dans une vision internationaliste et émancipatrice aux antipodes de ces valeurs, mais ne remplit pas pour l’instant le rôle de fournir une dimension viscérale à l’énergie des activistes. Cela laisse un espace vacant dont risquent de tirer profit les dynamiques de fascisation de l’écologie que décrit Antoine Dubiau. Même si pour l’instant l’extrême-droite reste plutôt liée à l’extractivisme fossile et à la minimisation du problème climatique, des reconfigurations sont en cours, qui ont pour point commun d’utiliser l’argument de la « nature » pour justifier antiféminisme, racisme, frontières, hiérarchies sociales etc. Autrement dit la « nature » fantasmée, mise au service d’une « grandeur nationale » bien éloignée de notre culture de la participation, là où l’enjeu est au contraire la compréhension de l’interdépendance et la défense de la stabilité climatique (j’imagine ces gens construire avec leurs petits bras un mur de 33km de haut le long de toutes les frontières terrestres et des eaux territoriales de France, afin de bénéficier d’une atmosphère 100% française épargnée par le réchauffement climatique et protégée de l’intrusion de CO2 d’origine africaine ou musulmane).
En 1943, Simone Weil écrivait : ce sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale. L’énergie dont il est chargé est parfaitement pure. Elle est très intense. Un homme n’est-il pas facilement capable d’héroïsme pour protéger ses enfants, ou ses vieux parents, auxquels ne s’attache pourtant aucun prestige de grandeur? […] La compassion pour la fragilité est toujours liée à l’amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d’une existence éternelle et ne le sont pas. On peut aimer [sa patrie] pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et l’espace. Ou bien on peut l’aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut-être détruite, et dont le prix est d’autant plus sensible.
Il y a quelques semaines dans une vague de chaleur inédite en Haute-Navarre, 15000 hectares ont brûlé, dont des champs de blé mûrs, la vallée d’Orba que chante Benito Lertxundi, ou des forêts de 5 siècles à Gares. Le genre de choses vraiment belles, qu’on aimerait savoir éternelles et qui sont désormais menacées par les conséquences du dérèglement du climat. C’est une part de nous qui est menacée, c’est le sentiment qui de plus en plus nous poussera à agir.