Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Les Immortels se réjouissent des actions menées en faveur du français au Canada, où il est une langue minoritaire. Et si elle en tirait les leçons pour la France ?
C’est l’une de ces scènes qui donnent à la France républicaine des couleurs d’Ancien régime. En cette journée caniculaire de l’été 2022, dans les salons d’apparat de l’Académie française, les Immortels reçoivent le ministre de la langue française du Québec, Simon Jolin-Barrette, venu affirmer avec émotion et éloquence l’attachement viscéral de ses compatriotes à la langue de Molière. Son discours se conclut sous les vivats de la docte Assemblée, qui vibre en entendant son allocution enflammée en faveur de la diversité culturelle. Un enthousiasme aussi sincère que… pétri de contradictions.
Commençons par expliquer les applaudissements. Le Québec, on le sait, constitue un fragile îlot francophone en Amérique de Nord, peuplé d’à peine 8 millions d’habitants. Dans le reste du Canada comme aux Etats-Unis, l’anglais, partout, règne en maître. « Lors de la Conquête de 1760, nous n’étions que 70 000. Tout indiquait que, en vertu de la loi du nombre, nous devions bientôt disparaître« , a souligné Simon Jolin-Barrette. Et de poursuivre : « Dans les années 1950, l’anglais était encore dominant au Québec, y compris dans les représentations. Il n’était pas rare que les Canadiens français se fassent répondre par le maître anglais, avec une grande violence : Speak white!« .
Il fallut, dans les décennies qui suivirent, un sursaut de la communauté francophone pour modifier la situation. Ce fut la « Révolution tranquille » qui déboucha en 1977 sur la Charte de la langue française, dite aussi « loi 101« . Un acte fondateur qui se fixa pour objectif de faire du français la langue de l’Etat, de l’administration, de la communication, du commerce, etc. Un bouclier face à l’anglais. (1)
Quarante-cinq ans plus tard, cette loi 101 vient d’être complétée par un autre texte, appelé « loi 96 », qu’a précisément fait adopter le jeune ministre, et dont voici quelques mesures. Désormais, la Constitution précise que le français est la seule langue officielle du Québec. Elle fait en pratique du français la seule langue de l’administration, ce qui n’était pas toujours le cas. Tout un volet est également consacré à l’immigration, sachant qu’une partie des nouveaux arrivants ont tendance à privilégier l’anglais, jugé plus utile dans un Canada à majorité anglophone. « Sitôt obtenu leur diplôme de l’école secondaire, une proportion alarmante d’étudiants se précipitent dans le réseau anglophone pour poursuivre leurs études« , a précisé le ministre. Pour mettre un terme à cette dérive, la loi 96 fait de la maîtrise de la langue française « une condition de diplomation dans les établissements anglophones« . Quant aux employeurs, ils ne peuvent plus aussi facilement exiger la maîtrise de l’anglais dans leur recrutement.
La loi 96 a été vivement critiquée, notamment par la presse anglo-saxonne, qui l’a présentée comme « un combat d’arrière-garde« . Erreur ! a tonné Simon Jolin-Barrette en mettant en garde contre les dangers du tout anglais. « Ce qu’on présente comme une ouverture sur le monde masque trop souvent l’acculturation, qui vient avec une importante perte de mémoire et d’identité. » Une analyse dont découle sa conclusion : « Quand la diversité des cultures devient tout aussi menacée que la diversité de la faune et de la flore, défendre la langue française n’a rien de folklorique. Au contraire, défendre la langue française, c’est défendre l’avenir. Et surtout, c’est défendre l’intégrité de ce monde, la beauté de ce monde, la diversité de ce monde !« .
C’est alors que, sous les boiseries de la salle des conférences de l’Institut de France, les applaudissements ont fusé, semblant ne pas vouloir s’arrêter. L’unanimisme était à son paroxysme. Chacun semblait faire sienne cette magnifique ode à la pluralité culturelle.
Voyez-vous comme moi où se situe la contradiction ? Tout à leur émoi, les Immortels n’ont visiblement pas vu à quel point, en applaudissant de la sorte, ils étaient en train de se critiquer eux-mêmes. Car enfin, le ministre québécois venait d’en apporter la démonstration : une langue minoritaire ne peut survivre sans une politique linguistique forte. Or, c’est précisément cette politique que refuse d’accorder la France à ses propres langues minoritaires. La possibilité d’utiliser une langue minoritaire du territoire français dans une administration ? C’est non. L’enseignement immersif des langues régionales dans les écoles publiques ? C’est encore non. La faculté pour une entreprise d’exiger la maîtrise de la langue historique du territoire où elle se situe ? C’est toujours non. Et l’Académie a pris toute sa part dans ce mouvement répressif puisqu’elle s’est opposée ces dernières années aux rares mesures allant en ce sens, qu’il s’agisse de la charte européenne des langues minoritaires et régionales, en 1999, ou de l’entrée des langues régionales dans la Constitution, en 2008.
Pour le dire en une phrase : l’Académie soutient pour le français, langue minoritaire au Canada, des mesures auxquelles elle s’oppose quand il s’agit du breton, de l’alsacien, du créole réunionnais ou du normand, langues minoritaires de France. Une attitude qui traduit donc non pas un attachement à la diversité culturelle exaltée par le ministre québécois, mais la simple expression d’un chauvinisme linguistique qui en est l’exact opposé.
(1) Voir à ce sujet Le français, au Québec et en Amérique du Nord, par France Martineau, Win Remysen et André Thibault, Editions Ophrys.