Avec la manifestation du 15 juin à Biarritz, le collectif des réfugiés et exilés issus du conflit qui oppose le Pays Basque et l’Espagne, revient sur le devant de la scène. La présence de ces femmes et de ces hommes en Iparralde n’est pas nouvelle. Bien qu’hier encore en grande partie réduits à la clandestinité, ils ont marqué et nourri l’histoire de nos trois provinces et celle de la revendication basque. Mais à chaque génération, à chaque défaite, le prix est très lourd à payer. Voici un regard dans le rétroviseur pour évoquer l’ampleur et les effets de ce phénomène politique.
…Savent qu’aux sables de l’exil
sifflent les hautes passions lovées
sous le fouet de l’éclair.
Saint-John Perse, Exil, 1941.
Pays Basque terre de passage et d’accueil, ce cliché ressassé est devenu image d’Epinal. Mais notre pays est aussi terre de migrations inter-basques au gré des conflits politiques, depuis des siècles que nous sommes coupés en deux, sous la domination de deux Etats souverains.L’exil est une arme courante utilisée par les Etats pour abattre leurs opposants. Son but est de couper un individu ou un groupe, de son environnement social, de son territoire, de sa langue, de sa culture, pour mieux briser le projet politique qu’ils portent. Il s’agit d’isoler, d’affaiblir, de stériliser l’action politique que le militant a collectivement mis en œuvre. Bien entendu, la victime n’a de cesse que de contrecarrer tout cela.Avec chacune des deux défaites carlistes au XIXe siècle, le phénomène de l’émigration politique prend une ampleur considérable en Pays Basque et reste présent aujourd’hui dans les mémoires familiales. Les historiens avancent des chiffres qui surprennent: 32% de la population du canton de Saint-Jean-de-Luz sont des réfugiés carlistes en 1873, 47 % à Urrugne. A Saint-Jean-Pied-de-Port, un témoin de cette époque, Louis Sagardoy, affirme dans ses souvenirs qu’avant 1914, les rues d’Espagne et la moitié basse de la rue de la Citadelle sont des rues carlistes… Toute notre région et au-delà, devient le refuge et la base arrière politique et logistique, le «sanctuaire» des partisans de Don Carlos. Le journal La Gironde du 26 juillet 1873 évoque les «arsenaux carlistes» qui s’y trouvent, les maisons bayonnaises où se préparent les expéditions outre-monts et qui «servent de rendez-vous aux juntes insurrectionnelles». On croirait presque lire un quotidien des années 1970-80…
Réfugiés carlistes et bégaiement de l’histoire
Le pouvoir espagnol se plaint de l’attitude française trop bienveillante, trop passive à l’égard des carlistes. Les mesures d’éloignement et d’assignations à résidence au nord de la Loire, voire en Belgique, pleuvent. L’Ouest de la France leur est interdit, de crainte que les «Chouans d’Espagne» fassent bloc avec les Vendéens. Les décisions administratives sont assorties de menaces d’incarcération ou d’expulsion hors de France. En vain. Des chefs carlistes célèbres, Manterola ou Santa Cruz, trompent la surveillance dont ils sont l’objet. Incarcérés puis expulsés en Belgique, ils reviennent immédiatement sur la Côte basque. Sur instruction du ministre de l’Intérieur, le préfet des Basses-Pyrénées prend le 18 décembre 1872 un arrêté qui soumet à autorisation le séjour tous les ressortissants espagnols dans le département, sous peine d’arrestation, d’internement ou d’expulsion (1). La demeure du vice-consul d’Espagne à Saint-Jean-de-Luz est recouverte d’inscriptions hostiles et les carlistes déambulent dans les rues de Bayonne, à cheval, le sabre à la ceinture et narguent les autorités espagnoles en paradant devant le consulat de Bayonne. Comme une manif des années 70, en somme.
Après la première guerre carliste, 28 départements du sud de la France leur sont interdits, la violation d’une loi d’assignation à résidence entraîne leur incarcération dans les citadelles de Lille et de Besançon ou leur bannissement du royaume. A cette époque, très peu de carlistes sollicitent l’amnistie proposée par Madrid à condition qu’ils prêtent serment d’obéissance au gouvernement constitutionnel et fidélité à la reine Isabelle. Cela nous rappelle quelque chose…
L’accueil des deux générations différentes de réfugiés carlistes en Iparralde sera mitigé, fait à la fois de solidarité très active, d’aide, d’indifférence, de rejet ou de répression. Avec à la clef des enjeux économiques importants pour la population qui reçoit, le développement considérable de la contrebande, l’apparition d’une presse carliste et de nombreuses publications (2). Ce mélange contradictoire de réactions est récurrent lors de l’arrivée de chaque vague de réfugiés d’un siècle à l’autre.
A l’aube du nationalisme basque
Le jeune Sabino Arana Goiri qui fondera le nationalisme basque a tout juste huit ans en 1873. Sa famille prend parti pour les carlistes et fuit la Biscaye. Sabino Arana Goiri vivra alors pendant deux ans avec son frère Luis, dans plusieurs cités du Labourd. En novembre 1902, il se réfugiera à nouveau en Iparralde, alors qu’à peine sorti de prison, il doit fuir la Biscaye pour éviter d’être à nouveau traduit devant les tribunaux.
La séparation de l’Eglise et de l’Etat agite la France du début du XXe siècle. La querelle religieuse bat son plein et voit des ecclésiastiques membres d’ordres religieux et de congrégations, passer la frontière dans le sens nord-sud.
La guerre de 1914 arrive peu après. Pour les conscrits basques qui souhaitent échapper à la tuerie contre «l’ennemi héréditaire» dans un conflit qui ne les concerne pas, grande est la tentation de franchir la frontière, toujours dans le sens nord-sud. On sait que les chiffres de la désertion à cette époque sont importants en Iparralde, bien que les données statistiques soient parcellaires, l’Armée montre peu d’empressement à les divulguer.
Il s’agit bien d’une constante dans le phénomène qui nous occupe. Quelles que soient les époques, les Basques dépourvus d’institution et à fortiori d’appareil d’Etat, ne disposent pas des outils statistiques leur permettant de mesurer précisément les mouvements de population qu’ils vivent, si marquants soient-ils.
Dans le prolongement de la désertion qui marqua en Pays Basque la période 1914-1918, une autre démarche permettait de fuir le carnage à venir: les futures mères enceintes allaient accoucher en Navarre ou en Gipuzkoa, pour que leur fils puisse bénéficier de la citoyenneté d’un pays non impliqué dans un conflit. Nous en avons connus. Là encore, les historiens seront bien en peine de mesurer précisément l’ampleur du phénomène.
Le temps de la Croisade de Franco et ses Maures
18 juillet 1936, la guerre civile commence à ravager la péninsule ibérique. Dès le 7 octobre, 40.000 Républicains se réfugient dans l’Etat français au moment de la chute d’Irun et celle de Saint Sébastien. Sur près de 150.000 exilés à la fin de la guerre en 1939, il y a selon les calculs de la délégation parisienne du gouvernement d’Euzkadi, environ 59.000 Basques réfugiés sur le sol français. Un chiffre énorme pour un petit peuple tel que le nôtre, aussi massif et brutal que lors du siècle précédent. On ne reviendra pas ici sur cette terrible page de notre histoire, avec le discours odieux du député Jean Ybarnégaray —le cacique basque de l’époque— qui qualifie les réfugiés de «pillards, incendiaires, dynamiteurs, assassins et tortionnaires», son attaque contre le Lehendakari José Antonio Agirre un mois après le bombardement de Gernika, la création du camp de Gurs dont les premiers occupants furent 600 Basques arrêtés en mai 1940, etc.
En juillet 1938, le gouvernement basque crée la Ligue internationale des amis des Basques qui rassemble de très prestigieuses personnalités françaises. Elle joue un rôle essentiel pour rétablir la vérité en cette période troublée et organise remarquablement l’accueil des réfugiés.
La période de la deuxième guerre mondiale génère des millions de réfugiés. La fameuse convention de Genève signée le 28 juillet 1951, socle de leur protection aujourd’hui, provient des drames que traversa l’Europe à cette époque.
Quant aux réfugiés basques, tous leurs espoirs de retour normal dans leurs provinces natales sont anéantis avec le refus des Alliés de chasser du pouvoir le général Franco. Point d’orgue de cette bataille perdue: en 1951, les franquistes obtiennent du gouvernement français que le gouvernement basque soit chassé du siège qu’il occupait dans un hôtel particulier, au 11 de l’avenue Marceau à Paris (XVIe). C’est actuellement l’adresse de l’annexe culturelle de l’ambassade d’Espagne, l’institut Cervantès. Face à l’huissier qui vient le mettre à la porte, le président du Gouvernement basque en exil, José Antonio Agirre, déclara: «Nous sortons de cet édifice, expulsés par la force publique, en exécution d’une sentence qui qualifie de «voleur» le Gouvernement basque, sentence obtenue pendant l’occupation allemande, sous la protection de l’ennemi. Je proteste contre cette violence et je déclare que notre honneur, notre bonne conduite et notre tradition méritaient un autre traitement. Notre cause a été unie à la vôtre, notre sang a été versé avec le vôtre dans la lutte contre l’ennemi commun, et maintenant, nous sommes expulsés de cette maison pour la remettre aux mains de ceux qui, durant toute la guerre, furent alliés de nos adversaires de l’Axe. Je proteste au nom de notre peuple à qui cette décision causera la plus profonde douleur ressentie en exil, surtout parce qu’elle est prise par des amis avec lesquels nous avons partagé douleurs et sacrifices communs pour la cause de la liberté et de la démocratie, cause à laquelle nous restons fidèlement attachés».
L’accueil des réfugiés de la Guerre civile
En Iparralde, dès leur arrivée, les réfugiés trouvent un accueil favorable auprès des premiers abertzale de l’époque: regroupés autour du mouvement régionaliste Aintzina, leur nombre est extraordinairement faible. Ils s’épuisent dans une action de solidarité. Madeleine de Jauréguiberry, Eugène Goyeneche et l’abbé Pierre Lafitte se dépensent sans compter, sur un plan politique, comme sur le plan humanitaire. Grâce à l’aide financière de Manuel de Yntxausti, et malgré l’opposition de son évêque, l’abbé Lafitte parvient à accueillir les enfants réfugiés basques —qualifiés de «rouges»— à Jatxou, Saint-Martin-d’Arrossa, Tardets et surtout à Saint-Jean-Pied-de-Port où la Citadelle héberge cinq cents enfants durant trois ans.
Après la deuxième guerre mondiale, les succès diplomatiques du général Franco font que la présence des réfugiés basques est tout juste tolérée en Euskadi-Nord. Le 21 décembre 1946, le gouvernement basque en exil lance Radio Euzkadi La voix de la Résistance basque, qui émet en ondes courtes depuis une antenne installée à Mouguerre, ses bureaux se trouvent à Saint-Jean-de-Luz. Sous la pression des autorités espagnoles, le gouvernement français —François Mitterrand étant ministre de l’Intérieur— interdit en 1954 le poste émetteur de la radio basque. C’est dire combien est faible la marge de manœuvre de nos compatriotes réfugiés.
Leur influence se fera toutefois sentir sur la plan culturel, en particulier dans le renouveau de la danse basque (ballets Olaeta, Oldarra, Etorki) et avec des publications de haut niveau, telles que les revues Jakintza et Ikuska publiées sous la houlette de Koxemiel Barandiaran alors à Sare, ou encore le Congrès d’études basques qui eut lieu à Biarritz en 1948.
(1) Un siècle plus tard, le préfet du même département n’aura plus qu’à sortir du tiroir le même arrêté et à faire copier-coller!
(2) Un article de La Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1836 propose l’établissement d’une Confédération basque indépendante qui couvrirait la France du sud…