A l’heure où les migrants sont présentés par certains comme des agresseurs ou des profiteurs, quatre Africains accueillis au centre Pausa de Bayonne sauvent un Européen en perdition. Leur courage nous renvoie à nos propres égoïsmes, à nos défaites.
Au pied du pont Saint-Esprit à Bayonne, le 31 mai, un sexagénaire tombe dans l’Adour. Son sac à dos l’entraîne au fond, le courant l’éloigne de la rive, il est en train de se noyer. À deux pas du centre d’accueil Pausa, quatre jeunes migrants tuent le temps assis au bord du fleuve. Ils voient le drame et n’hésitent pas. D’abord, à l’aide d’une longue branche qui très vite casse… Puis, ils se jettent à l’eau pour porter secours au désespéré, vont le chercher et le ramènent sain et sauf sur la rive. Policiers et pompiers arrivent sur les lieux, les quatre migrants rentrent rapidement au centre du quai de Lesseps. Ils sont clandestins, sans papiers, aussi en marge de tout cadre légal que le centre Pausa lui même : « On est des illégaux, ici. On ne savait pas, on n’est pas resté dehors, quoi. On n’a pas de papiers », expliquera l’un d’entre eux.
L’affaire s’ébruite. Bamba Arouna, Kecouta Nomoko, Moussa Doubia et Mamoutou Coulibaly sont Maliens et Ivoiriens, ils ont entre 16 et 32 ans. Une semaine plus tard, le maire de Bayonne les recevra officiellement, et leur remettra une attestation pour acte de dévouement. Faute de pouvoir leur décerner le titre de citoyen d’honneur du Pays Basque que mériteraient ces « Princes de l’exil ».
Dans une langue hésitante, par bribes, les quatre hommes parlent sobrement de leur geste, mais vont à l’essentiel : « On n’a pas le choix. On est obligé de l’aider. Cet homme se noyait, il a l’âge de mon père. Je l’ai serré fort pour ne pas le laisser s’échapper. Je suis heureux, on vient aider la vie de quelqu’un, pour moi c’est une fierté. Dieu nous a donné la possibilité de sauver un homme. On est content de ça. Quand tu es migrant, que tu as notre parcours, tu ne peux pas laisser quelqu’un dans la difficulté. On a traversé la mer, on a vu des gens morts, on n’a plus peur de rien. Nous cherchons aussi à nous sauver » (1).
Les Européens, eux, ont le choix, ils ne sont pas obligés d’aider, ils hésitent, tergiversent, jouent la montre. Fin février, les garde-côtes italiens tardent pendant plusieurs heures à secourir un bateau en perdition à Crotone, au sud de l’Italie. Bilan : 68 morts. On ne compte plus les embarcations qui peinent à trouver un port pour en accueillir des milliers. Le 13 juin, les secours maritimes grecs se renvoient la balle, se contentent d’envoyer des navires commerciaux sur les lieux pendant 27 heures et finalement, ne font que constater la disparition de 500 migrants partis de Libye, au large du Péloponnèse. Depuis 2014, 26.000 migrants ont péri, noyés en Méditerranée. Ils fuyaient la misère noire et d’ignobles dictatures.
À la « fierté » de Bamba Arouna et ses amis recrus d’épreuves, à leur choix déterminé, à leur obligation éthique, nous n’avons à opposer que notre passivité, notre honte. Pour sauver l’un d’entre nous, ils ont mis leur propre vie en danger, « celui qui sauta dans le [fleuve] n’avait que son cri pour abri », écrivit en 1943 un grand écrivain de la Résistance. Les parias de ce monde, ceux que nous avons colonisés, massacrés et déculturés, réduits en esclavage et dont aujourd’hui nous pillons les ressources, nous renvoient à notre misérable égoïsme d’hommes blancs dont « le coeur est creux et plein d’ordures ». Ces quatre jeunes hommes sont « les Christ d’une autre forme et d’une autre croyance, ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances ».
La voix du poète sénégalais David Diop, hier nous alertait : « Vous saviez tous les livres, vous ne saviez pas l’amour ». L’amour du prochain que tu aimeras comme toi-même… Le visage vulnérable de l’autre qui nous oblige, cher à Emmanuel Lévinas, dit notre responsabilité éthique infinie. Nous les avons tous oubliés.
Fin mai à Bayonne, l’Afrique nous adresse une leçon d’humanité, de fraternité, de civilisation.
(1) Un migrant azerbaïdjanais devenu réfugié statutaire, donnait régulièrement de son sang à Biarritz. Il me dit un jour : « Je fais ça pour dire merci aux habitants du pays qui m’a accueilli ».
Très beau texte bravo, n’en déplaise aux égoïstes aigris.