Quelle importance ont les récits dans notre compréhension du monde et de ce qui s’y joue ? Dans cette première partie, intéressons-nous à la pensée « anti-système » et aux complots.
Soupçons d’intentions cachées
En novembre 2012 à Saint Jean de Luz, Bizi! organisait une conférence au sujet des réserves de pétrole. La discussion qui s’ensuivit porta sur la question climatique, et quelqu’un (qui a modifié son avis depuis) dit que Al Gore ayant été au cœur du pouvoir US c’est un type franchement suspect, et que s’il se met à alerter sur le changement climatique il y a de bonnes raisons de prendre le sujet avec scepticisme. Un réflexe d’opposition de principe semblait ici prendre le pas sur l’analyse des risques systémiques que porte le changement climatique, voire remettait en question le message, car l’un de ses messagers n’était pas politiquement propre. Autre sujet, fin 2020 lors d’une réunion associative je faisais remarquer que les mouvements de gauche en France étaient à la traîne sur les questions de qualité de l’air et de prévention du risque infectieux (et plus généralement sur le principe de précaution et la protection collective), et que le seul élu qui s’exprimait activement sur ces questions en novembre 2020 était Laurent Wauquiez, plutôt connu jusque-là pour ses positions très droitières. Une personne (qui a modifié son avis depuis) a répondu que Wauquiez faisait probablement ça pour des raisons politiciennes moins avouables, et qu’il valait mieux pour notre part ne pas être trop proactifs. Par la suite, le fait que les abertzale de Corse se saisissent également du sujet a fait levier pour un changement de la perception du problème. Mais au départ, la posture d’opposition de principe à une figure publique prenait le pas sur le fait d’essayer d’y voir clair dans le risque et nos moyens d’y répondre.
Autre posture, également dans Bizi! : début 2014 une adhérente souhaite diffuser en interne des textes concernant une source d’énergie soi-disant illimitée, qui serait basée sur les recherches du physicien Nikola Tesla, et que les secteurs de l’énergie fossile garderaient sous silence pour pouvoir continuer leur business. Je lui avais répondu en privé que n’étant pas physicien je serais bien incapable de dire si une telle source énergie existe et encore moins si elle serait exploitable, mais que voyant le niveau de destruction écosystémique qu’on atteint avec une énergie non-gratuite et en quantité finie, si on en avait une infinie et gratuite (une fois amorties les infrastructures) dans le contexte productiviste actuel le risque de destruction serait énorme, et que pour cette raison cela ne me semblait pas souhaitable dans un tel contexte. Cela ne suffit pas à modifier son point de vue, très axé sur l’idée d’une source d’énergie maintenue secrète par une coalition de milliers de personnes dont jamais aucune ne commettrait de bourde ou de fuite, ni ne retournerait sa position comme l’a fait Antoine Deltour qui a révélé le scandale des « Lux Leaks« . Toujours dans une réunion de Bizi!, cette fois en mars 2019, un participant s’est un peu agacé du fait qu’on se focalisait autant sur la question du climat, et que le vrai risque selon lui c’était l’effondrement économique et financier suite auquel les gouvernements en profiteraient pour restreindre nos libertés, contrôler nos déplacements et nos transactions, et voler notre argent. Il lui fut répondu qu’un tel effondrement économique était déjà en cours dans de nombreux pays sur la planète, et que sans un climat stable permettant d’assurer une production alimentaire et des zones habitables, l’argent en tant que tel ne pèse pas lourd, c’est pourquoi le climat est la mère de toutes les batailles. Mais dire cela n’a pas suffi, du moins sur le moment, à modifier son point de vue.
Le « débunkage » et ses limites
Décrire des biais de pensée chez d’autres personnes peut faire croire qu’on en est soi-même épargné, mais dans les années 2007-2010 j’ai moi-même été climatosceptique (tout en étant écolo sur nombre d’autres aspects). Je percevais la question du changement climatique comme relevant d’un discours trop propre et consensuel pour y adhérer pleinement, il me fallait que le discours soit suffisamment hargneux et désabusé pour pouvoir y donner crédit. Ce faisant je me prédisposais ainsi à être moins sceptique vis-à-vis des discours se prétendant « sceptiques » et qui mettaient en avant tel ou tel intérêt géostratégique comme la vraie raison cachée de la médiatisation du climat. Plus tard, en regardant de façon plus approfondie les données et les analyses concluant à un réchauffement global issu de la hausse de la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre, j’ai changé d’avis, mais dans un premier temps ça s’est fait presque à contre-cœur : je tenais à ce récit dans lequel il y avait une version officielle couvrant des chicanes en sous-main. Comme l’explique l’historienne Marie Peltier, les démonstrations rationnelles ont beau être impeccables et imparables du point de vue de la logique et des faits, elles ne répondent pas à quelque-chose qui anime de façon plus viscérale : le sentiment de défiance vis-à-vis de la parole perçue comme officielle. Ce sentiment de défiance, nourri par nombre de déceptions vis-à-vis des démocraties occidentales, crée le réflexe de prendre toujours le parti opposé à ce que nous percevons comme « le système » (quoi qu’on mette sous ce terme). Cela crée une sorte de conditionnement inversé, qui parce qu’il est systématiquement inversé donne une impression de lucidité, alors qu’il y a avant tout un réflexe de s’inscrire en opposition, que des justifications viennent habiller ensuite.
Le décorticage des faits et les corrections d’erreurs factuelles ne sont pas l’élément majeur qui pourra faire changer une opinion car les opinions, avant d’être une affaire de faits et de logique, sont une affaire de récit. Et ce qu’on appelle « complotisme », qui s’est beaucoup multiplié ces dernières années, est avant tout un récit.
Complots bien réels, et récits
Des complots il en existe, et des gros. Offshore Leaks en 2013, Lux Leaks en 2014, Swiss Leaks en 2015, Panama Papers en 2016, Paradise Papers en 2017, CumEx Files en 2018, Mauritius Leaks en 2019, Dubai Uncovered en 2020, Pandora Papers en 2021, Suisse Secrets en 2022… Ces scandales d’évasion fiscale massive et de blanchiment d’argent sont tellement nombreux qu’on finit par les confondre et en oublier. C’est à chaque fois le même schéma répété, les mêmes types de montages financiers qui soustraient des centaines de milliards d’euros (ou équivalents dans les autres monnaies) des comptes publics, là où ils devraient financer la transformation écologique et sociale de nos modes de production, d’habitat et de transport, pour assurer rien de moins qu’un futur viable à la population humaine.
Autres complots, ceux des plus grandes compagnies pétrolières, qui étaient parmi les premières à avoir financé des recherches sur les impacts de leurs activités sur le climat, bien avant l’existence du GIEC. Puis, constatant que les conclusions de ces recherches n’allaient pas dans le sens de leurs affaires, elles ont choisi de dissimuler ces résultats, de semer activement le doute sur la question du climat (en fabriquant justement des histoires d’intérêts cachés pour détourner l’attention des leurs) et de retarder des décisions sur la réduction de l’usage des combustibles fossiles. La prise de conscience pour la compagnie Total date de 1971, pour Exxon c’est depuis 1980, pour Shell depuis au moins 1989. Si les COP n’existent que depuis 1995 alors que la gravité du problème était connue depuis bien avant, et si les accords qui en sortent sont à chaque fois non contraignants et vidés de leur substance, faisant perdre à l’humanité un temps précieux qui serait utilement consacré à infléchir le réchauffement climatique avant d’atteindre des seuils de non-retour, c’est en grande partie à cause de ce travail de sape opéré par le secteur pétrolier.
Pourtant, qu’il s’agisse du détournement de milliers de milliards ou qu’il s’agisse du sacrifice de la stabilité climatique en faveur des intérêts fossiles, ces complots-là ne suscitent que bien peu d’indignation par rapport à leur gravité. Si on continue la combustion de carbone fossile « la civilisation pourrait s’avérer être une chose fragile« , ces mots ne sont pas de Greta Thunberg en 2018 mais de Shell en 1989. On n’imagine pas pire crime, dans son ampleur. Pourtant, ce qui a déchaîné les passions et les dénonciations enflammées de complots ces dernières années était bien éloigné de ces questions. Cacher des informations de haute importance dans le simple but d’amasser tant et plus d’argent à court terme et après eux le chaos, la manœuvre en elle-même n’a finalement rien qui nous surprenne, et le fait que ça se fasse au détriment de l’humanité future ne trouve pas en nous d’écho qui allume une réaction globale à la hauteur de la trahison. Une illustration de plus montrant que ce qui nous anime est moins de l’ordre du fait, de la logique et du savoir, et plus de l’ordre du récit, de l’image et du symbole. Et que pour nous inciter à agir nous avons besoin de pouvoir articuler ce que nous percevons avec un récit qui ait une charge symbolique suffisante. Force est de constater que pour l’instant, les menaces (même imaginaires) sur nos libertés individuelles portent une charge symbolique nettement plus forte que les menaces réelles sur notre survie collective.
Dans la seconde partie, nous développerons l’importance des récits en tant qu’éléments structurant notre rapport aux autres et au monde, et pouvant – ou pas – nous mettre en capacité d’agir.
L’analyse paraît intéressante mais elle manifeste un biais important, à savoir que les opposants à la doxa seraient mûs presque uniquement par des ressorts psychologiques, émotionnels ou idéologiques.
Elle fait par contre l’impasse totale sur le
fait ces derniers peuvent tout simplement être motivés par la recherche de la vérité, le rejet de la manipulation et de la corruption, sans aucun à priori.
J’étais moi même tout à fait acquis à la pensée unique avant la crise covid, en toute innocence, et j’ai tout de suite découvert avec stupéfaction l’ampleur de la désinformation par la communication officielle. Je me suis pour cela appuyé sur la parole scientifique véritable, exempte de conflit d’intérêts, des spécialistes dans leur domaine, les grands scientifiques à l’international et tout cela n’a fait que me conforter dans ce que j’avais découvert, sans aucun à priori ou idéologie.
Quand on constate l’ampleur de la désinformation dont on fait l’objet de la part des politiques, scientifiques et médias officiels on commence à douter de tout, et même par exemple de la réalité du changement climatique provoqué par l’homme . On commence alors à lire des scientifiques tels que Koonin pour s’apercevoir que nous sommes devant une complexité incroyable et que le GIEC est peut-être une institution gouvernentale sous influence.
Bref, on cherche, on doute, on remet en question, comme devrait le faire tout scientifique sérieux
Ne nous méprenons pas: la recherche de la vérité et le désir de justice sont précisément parmi les ressorts les plus importants de cette défiance. Ce sont des sentiments humains éminemment respectables. Je ne dis pas le contraire ici, et lorsqu’il y a une quinzaine d’années je considérais avec suspicion la question du climat ce n’était pas autre-chose que la recherche de vérité qui m’animait, mais ça ne suffit pas en soi à ne pas se faire piéger. Ce que j’essaie d’expliquer ici c’est comment cette recherche de vérité peut être instrumentalisée par certains secteurs attachés au maintien du statu-quo économique et social (parfois plus prosaïquement par des mandarins cherchant à se donner à peu de frais une image de contrarien iconoclaste et vendre des livres), et comment ces secteurs se servent pour cela des récits dominants dans nos sociétés.
Sur le climat, la question est tranchée: aucun modèle n’est en mesure d’expliquer le réchauffement actuel (d’une rapidité sans précédent dans l’histoire de l’humanité) sans prendre en compte la combustion de carbone fossile. J’aimerais beaucoup que ce soit le cas, car comme tout le monde je préfèrerais vivre dans un monde où il n’y a pas d’urgence climatique, ça serait beaucoup plus relax.
Comme je l’explique ici, les grandes compagnies pétrolières (Total, Exxon, Shell…) furent parmi les premières à financer des recherches sur l’effet de la combustion de carbone fossile sur le climat, et les modèles développés dans le cadre de ces recherches, dans les années 1970 et 1980 bien avant l’existence du GIEC, ont plutôt correctement prédit l’évolution de la température globale que nous avons observée depuis (voir les documents mis en lien). Ces mêmes compagnies, après avoir pris les devants au niveau scientifique, ont ensuite tout fait pour saboter la prise de conscience globale du problème climatique, pour pouvoir continuer leur juteux business. Au bout du compte ce sont des centaines de millions de vies qui sont en danger direct, alors que leur survie aurait pu être garantie si la prise de conscience n’avait pas été entravée et si la sortie des fossiles avait pu commencer assez tôt et de façon assez massive.
Une chose qui me semble particulièrement vile dans leur façon de faire, c’est que les discours qu’ils ont mis en avant prétendaient déjouer une désinformation alors que dans l’histoire la désinformation venait d’eux ; prétendaient dénoncer des lobbys alors qu’ils faisaient eux-mêmes du lobbying pour l’industrie pétro-gazière, d’un poids économique colossal ; prétendaient “lutter contre la pensée unique” alors qu’ils font partie des classes privilégiées par l’ordre socio-économique actuel et l’idéologie qui va avec ; etc etc il y a une longue liste d’inversions sémantiques du même ordre. En d’autres termes, auprès de millions de gens comme vous et moi qui cherchaient à y voir clair dans la question du climat, ils se sont fait passer pour l’exact contraire de ce qu’ils sont, ils ont manipulé en traitant de manipulateurs les lanceurs d’alerte climatique (qui n’ont rien à gagner dans l’histoire).
Sachant ça, j’ai été doublement méfiant également pendant la crise du covid, en gardant en tête que nombre de ceux qui prétendent lutter contre la désinformation sont eux-mêmes des désinformateurs actifs, et que, là aussi, le secteur pétrolier a poussé en avant un narratif visant à ne pas entraver la sainte consommation.
Ce que j’essaie de comprendre ici, c’est pourquoi ces narratifs fonctionnent, pourquoi la défiance (qui a de nombreuses raisons d’être) profite aujourd’hui beaucoup plus aux récits individualistes et consuméristes, et aussi peu à la construction d’un monde commun où le souci d’autrui aurait une place centrale.