Le discours du président de la république française Emmanuel Macron devant l’assemblée de Corse définit le cadre contraignant d’une évolution statutaire de l’île vers l’autonomie. Gilles Simeoni, président du conseil exécutif de Corse, a désormais six mois pour négocier. Cette perspective semée d’embûches l’oblige à ne pas rater le train de l’histoire sur le long chemin de l’émancipation du peuple corse.
Autunumia, le terme est vieux comme le mouvement abertzale corse. Il entrera bientôt dans les institutions de l’Île de beauté depuis que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a lâché le mot en 2022 lors de sa visite visant à calmer les émeutes consécutives à l’assassinat d’Yvan Colonna dans la prison d’Arles. Un processus de négociation s’est déroulé cahin-caha à Paris pendant dix-huit mois, entre élus de l’île et ministère de l’Intérieur. Le débat politique insulaire a débouché sur un projet de statut d’autonomie (1) approuvé le 5 juillet 2023 par 73 % des élus de l’assemblée de Corse. Sur 63 conseillers, 46 ont voté pour, les 16 élus du groupe de droite Soffiu Novu ont voté contre et une élue de Corsica Libera s’est abstenue. En négociant quelques amendements, le président Simeoni est parvenu à rallier l’ensemble des forces abertzale, autonomistes et indépendantistes. Tout cela, sur fond d’un FLNC renaissant, mais dont les actions – une nuit bleue le 8-9 octobre avec une trentaine d’attentats – demeurent symboliques au regard du passé. Le courant politique indépendantiste est aujourd’hui divisé et affaibli. A Chjama Patriotta réunissait plus de 400 personnes le 14 octobre à Corte, il entend se structurer en réunifiant la famille souverainiste.
Huit ans après que les abertzale soient devenus le force majoritaire de l’île, le président de la République française est venu prononcer le 28 septembre un discours « historique » de 40 minutes dans l’hémicycle de l’assemblée de Corse. On lira l’essentiel de son allocution sur notre site Enbata.info. « Ayons l’audace de bâtir une autonomie à la corse dans la République », a lancé Emmanuel Macron à la tribune. En évoquant clairement l’autonomie de l’île, il inaugure une nouvelle étape des rapports entre la Corse et la république. Reste aux responsables politiques insulaires à se mettre d’accord sur un projet de statut susceptible de créer un consensus sur l’île comme à Paris. Une lourde tâche. À quoi pourrait ressembler cette autonomie « à la corse » ? Le président ne le dit pas précisément. Aucune référence n’est faite aux domaines de compétence dans lesquels la Collectivité de Corse serait habilitée à créer des normes. « Cette capacité normative devra s’exercer sous le contrôle du conseil d’État et du Conseil constitutionnel », se contente de souligner le chef de l’État. Il précise que « la progressivité et l’évaluation régulière devront accompagner ce nouveau fonctionnement ». Un contrôle strict demeure.
Malgré cela, « l’évolution juridique d’ampleur » annoncée devra nécessairement passer par une réforme de la Constitution. Sur ce point, Emmanuel Macron accède, au moins partiellement, à une attente des abertzale en annonçant que la Corse pourrait bénéficier d’un article propre au sein de la loi fondamentale. Ils demandaient davantage, un « titre spécifique »… Mais c’est moins la forme que la faisabilité politique de cette réforme constitutionnelle qui risque de donner lieu à débat dans les mois à venir.
Ni co-officialité des langues, ni statut de résident, ni peuple corse
Dépourvu de majorité absolue à l’assemblée nationale, devant composer avec un sénat ancré à droite et a priori mal disposé vis-à-vis de l’évolution institutionnelle envisagée, le chef de l’État en appelle « au rassemblement le plus large de toutes les forces vives de la Corse ». En pratique, il demande aux élus de l’assemblée de Corse, toutes tendances confondues, de se mettre d’accord sur un texte mesuré, susceptible de passer l’écueil constitutionnel. Un accord qu’il souhaite voir finalisé « d’ici six mois ». Dans son discours introductif, Gilles Simeoni a certes insisté sur sa volonté d’aboutir à « une solution politique équilibrée, acceptable par tous en Corse comme à Paris », mais les autres composantes du mouvement nationaliste seront-elles sur la même ligne ? Emmanuel Macron a fermé poliment la porte à deux revendications phares du camp abertzale : la co-officialité de la langue corse et le statut de résident. Il a soigneusement évité de prononcer les mots de peuple corse.
Sur la question linguistique – chapitre le plus indigent de son discours – le président se garde de toute référence à la co-officia- lité et se contente d’annoncer « la création d’un service public de l’enseignement en faveur du bilinguisme ». Pour l’eurodéputé autonomiste François Alfonsi, « la langue corse est renvoyée à un bilinguisme de façade que nous savons potentiellement mortifère ».
Le statut de résident, quant à lui, est à peine évoqué en creux, à travers son incompatibilité avec le droit européen. Le chef de l’État aborde la problématique du foncier et se dit disposé à « établir des dispositifs notamment fiscaux régulant le marché im- mobilier et luttant efficacement contre la spéculation ». Bien maigrichon. Emmanuel Macron parle « d’insularité méditerranéenne », d’une « communauté insulaire, historique, linguistique et culturelle, ces mots qui seront, je le souhaite, ceux de notre texte fondamental ». François Alfonsi réagit : « Ces périphrases ont manifestement pour objet d’éviter de parler d’un peuple corse reconnu par la Constitution française. Cet évitement est intentionnel. Il est certainement dans la nature d’Emmanuel Macron, visiblement imprégné des concepts basiques de la République une et indivisible. Mais il peut aussi être interprété comme une approche pragmatique en vue de la bataille constitutionnelle à mener pour faire voter, par l’Assemblée nationale, par le Sénat, puis par les trois cinquièmes du Congrès de Versailles, la reconnaissance constitutionnelle de la Corse en tant que territoire singulier, en vue de son autonomie ».
Vers un pouvoir normatif
« Je suis favorable à ce que soit étudiée, pour la Collectivité de Corse, la possibilité de définir des normes, dans des matières ou des compétences transférées », a indiqué le président de la République. S’agit- il de l’autonomie législative réclamée par les nationalistes ? L’annonce est sibylline, mais elle renferme peut-être l’une des clefs du futur statut de la Corse. Elle découle d’abord d’un double constat. D’une part, le caractère inadapté du cadre normatif aux spécificités du territoire, dont le chef de l’État a rappelé l’une des illustrations les plus criantes, régulièrement soulevée par les maires de tous bords : « Les blocages et les incapacités d’adapter parfois la loi de la République, quand la loi Littoral vient se superposer à la loi Montagne pour ne prendre qu’un de ces exemples bien connus ».
Ensuite, l’impossibilité de mettre en pratique certaines facultés déjà dévolues à la Corse : le pouvoir d’adaptation législative et réglementaire et le droit d’habilitation, qui consiste à autoriser un autre organe que le parlement à voter un texte à valeur législative. Or, « ils n’ont jamais été mis en œuvre », a rappelé le président de la République, pour qui il importe de « rendre plus simples et plus effectifs » ces deux dispositifs. Une déclaration qui rappelle les propositions formulées par la droite dans le cadre du processus de Beauvau, à savoir la possibilité de doter la Corse du pouvoir d’adapter les lois aux particularités de l’île. En évoquant une « capacité normative » exercée « sous le contrôle du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel », le chef de l’Etat a choisi une autre voie. « Cela reste néanmoins assez flou et on voit que le président n’a pas voulu s’engager pleinement, même si c’est un signal intéressant », considère le politologue et maître de conférences à l’Université de Corse Andria Fazi. Emmanuel Macron aurait pu simplement doucher les espoirs abertzale d’une autonomie législative. De là à entrevoir la possibilité pour la Collectivité de Corse de créer et voter ses propres lois, il y a évidemment un pas. « Je dirais qu’il ne ferme pas la porte », estime Wanda Mastor, professeur de droit public à l’Université Toulouse-Capitole (2) . « Soit on parle de pouvoir réglementaire, administratif et c’est la raison pour laquelle le président cite le Conseil d’État, soit il s’agit de pouvoir législatif, et c’est pourquoi il cite le Conseil constitutionnel », estime-t-elle. « Dans le second cas, c’est l’autonomie au sens où l’entend Gilles Simeoni, dans le premier, on est en deçà », précise la professeure agrégée de droit public, détachée à l’Université de Corse. Une piste médiane pourrait ressembler aux lois de pays polynésiennes, relevant du champ législatif mais placées sous le contrôle du Conseil d’État. Difficile, toutefois, de percevoir les vues du chef de l’État, tant celui-ci a insisté sur l’importance de « sortir de l’importation de tel ou tel référentiel, en miroir d’autres îles, et régions de Méditerranée et d’Europe, pour bâtir un référentiel qui soit pleinement corse ».
Pour Andria Fazi, l’issue la plus probable réside sans doute dans un « pouvoir d’adaptation permanent, inscrit dans la Constitution et la loi organique », et qui, contrairement à ce qui existe déjà, ne passerait pas « par le filtre du Parlement ». Insuffisant, plaide Wanda Mastor : « Le pouvoir d’adaptation, c’est le minimum vital, dont bénéficient déjà les départements d’outre-mer. C’est une revendication assez générale et demain, il sera donné à toutes les collectivités. Il n’y a rien de révolutionnaire ».
Mystère sur les compétences à transférer
Autres questions et non des moindres : quelles compétences pourraient être transférées à la Collectivité de Corse ? Quelles sont ces « matières » sur lesquelles serait adossé le pouvoir normatif de la Corse ? Dans le rapport Autunumia, voté le 5 juillet à l’Assemblée de Corse, la majorité abertzale avait revendiqué le transfert progressif de l’ensemble des compétences ne relevant pas du champ régalien, c’est-à-dire du domaine exclusif de l’État (diplomatie, justice, etc.). « Ce seront probablement d’abord le domaine économique, de l’aménagement du territoire, de l’agriculture, de la pêche, des transports et de l’environnement. Le social, la santé et l’éducation seraient plus difficiles à envisager dans un premier temps », considère Andria Fazi. Pour les deux spécialistes, la volonté présidentielle est « plutôt positive ». Mais l’écueil majeur réside sans doute ailleurs, dans les navettes parlementaires qui ballotteront le projet de réforme de l’Assemblée nationale au Sénat, la droite sénatoriale n’ayant pas fait mystère de ses réticences au sujet d’une éventuelle autonomie législative. « Il peut y avoir un pouvoir réglementaire bordé », avait déclaré le patron des sénateurs LR Bruno Retailleau. D’où la nécessité pour les nationalistes de s’entendre préalablement avec la droite. Mais à quel prix ?
(1) Le texte intégral de ce projet ainsi que le rapport du président Simeoni qui l’accompagne, figurent sur notre site Enbata.info. (2) Enbata a publié son interview en avril 2022, lors de l’élaboration du projet d’autonomie corse: https://eu.enbata.info/artikuluak/wanda-mastor- lautonomie-legislative-est-la-seule-qui-vaille/