Avec une belle avance, nous voici déjà dans la commémoration d’un funeste centenaire : celui du déclenchement de la première guerre mondiale : “La Grande Guerre” pour les Français, avec près d’un million et demi de morts et trois à quatre millions de handicapés, sur une population de 40 millions d’habitants à l’époque.
Cette commémoration servira-t-elle, une fois de plus, à célébrer le nationalisme d’Etat qui conduisit au naufrage de l’Europe ? Ce fut en effet une guerre civile européenne, entre des pays qui avaient la même civilisation, les mêmes valeurs judéo-chrétiennes, des cultures voisines et cousines, des modes de vie et des systèmes sociaux assez semblables. Ce fut aussi le massacre mutuel de paysanneries encore massives, voire majoritaires. Des millions de jeunes paysans, arrachés à leurs familles en pleine moisson, prirent pour la première fois le train, pour aller étriper d’autres jeunes paysans qu’ils ne connaissaient pas et qui ne leur faisaient aucun tort.
Je réfute résolument une certaine idéologie française qui compare les poilus de 1914-18 aux soldats sans-culottes de l’an II défendant la République contre les mercenaires des monarchies rétrogrades et despotiques. L’Allemagne ennemie avait un gouvernement parlementaire, tout comme la France et la Grande Bretagne alliée, tandis que la Russie, autre alliée de la France, avait un gouvernement autocratique, comme l’Autriche et la Turquie amies de l’Allemagne. Quant à la responsabilité de la guerre, elle fut assez largement partagée entre les dirigeants des divers Etats, contrairement à ce que prétendirent les vainqueurs en 1919, lorsqu’ils imposèrent à la seule Allemagne tout le fardeau des réparations, erreur stratégique autant que faute morale et politique: elle mènera tout droit à la deuxième guerre mondiale en favorisant le développement du nazisme.
Pour ce qui est de la première, les « élites » françaises brûlaient d’envie de prendre la revanche de 1870-71 et de récupérer l’Alsace-Moselle ; les dirigeants britanniques ne pouvaient tolérer le développement de la flotte militaire allemande qui menaçait leur hégémonie maritime ; l’empire russe entendait poursuivre son extension vers le sud aux dépens de l’empire ottoman, ainsi que sa politique panslave dans la future Yougoslavie, via la Serbie, face à l’empire austro-hongrois, non sans raison dans ce dernier cas : l’Autriche-Hongrie venait d’annexer la Bosnie-Herzégovine en 1908, et c’est là qu’allait jaillir l’étincelle fatale, par l’assassinat de Sarajévo.
On n’oublie pas pour autant que la puissance allemande en plein essor ambitionnait déjà d’étendre son “espace vital”, avant même l’irruption du nazisme. Bref, la structure du conflit était bien en place depuis des années grâce au nationalisme agressif des grands Etats, et l’attentat de Sarajévo fut l’étincelle inattendue qui mit brusquement le feu aux poudres bien accumulées par les deux camps. Le grand écrivain français Romain Roland (1866-1944) dénonça clairement comme responsables de la guerre les dirigeants de trois grands Etats : Allemagne, France, Grande Bretagne, ainsi que l’aveuglement et la complicité de leurs “élites” : clergé, enseignants, hommes politiques. Il le fit dès 1915, dans une série d’articles intitulée “Au-dessus de la mêlée”. Ils furent considérés en France comme des actes de trahison et, bien que Romain Roland ait eu en 1916 le Prix Nobel de littérature, il reste durablement un objet de censure et d’exclusion dans son propre pays.
Il n’empêche, sa pensée est toujours d’actualité quand il dénonce l’absurdité d’une guerre civile européenne causée par l’affrontement de nationalismes étatiques : aujourd’hui cette guerre entre les Etats d’Europe est devenue économique, et pour n’être pas sanglante comme celle de 1914-18, elle n’en est pas moins absurde et nuisible, notamment parce qu’elle divise l’Europe et la fragilise face aux grands empires que sont les Etats-Unis d’Amérique, la Chine, l’Inde, le Brésil.
La pensée de Romain Roland est également prophétique quand il dénonce la mobilisation des pays colonisés, dont les hommes – surtout des paysans là aussi – sont arrachés à leur terre pour être jetés dans un lointain conflit barbare qui ne les concerne nullement, et ceci aux dépens de leurs propres continents privés de forces vives, contaminés de plus sur place par les règlements de comptes entre Etats européens, en Afrique notamment : il est arrivé que deux villages voisins, dépendant de colonisateurs différents, soient jetés l’un contre l’autre par ceux-ci dans des massacres de proximité.
Si j’osais, ami(e)s, je vous recommanderais la lecture de mon bouquin
LA MALEDICTION DU COCHON
ISBN 978 2 84941 365 4
édité récemment chez François Bourin à Paris
de la page 49 à la page 57
qui dit ou tente de dire mon horreur des guerres (elles sont toutes civiles) et des violences de toutes sortes à la lumière de ce que mon grand oncle, Dirassen-Cailleba, charnègue de Bidache, m’aura jadis en peu de mots enseigné…
si j’osais !