Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Si elle permet notamment de transmettre une information et de trouver un emploi, toute langue est aussi et avant tout un objet de culture et un moyen de penser différemment.
Vous le savez sans doute : la France – c’est l’une de nos fiertés – produit encore de grands mathématiciens. Mais en connaissez-vous la raison ? « Ce n’est pas parce que l’école de mathématiques française est influente qu’elle peut encore publier en français ; c’est parce qu’elle publie en français qu’elle est puissante, car cela la conduit à emprunter des chemins de réflexion différents« , souligne l’un de ses plus éminents représentants, Laurent Lafforgue. Ce qui fait dire au célèbre linguiste Claude Hagège : « Certains croient qu’on peut promouvoir une pensée française en anglais : ils ont tort. Imposer sa langue, c’est aussi imposer sa manière de penser. »
C’est là l’un des éléments essentiels qu’oublient ceux qui ne voient pas l’intérêt de sauver le tariana (Amazonie), le thouktche (Sibérie) ou le poitevin saintongeais : une langue ne permet pas seulement de transmettre une information ou de trouver du travail. Elle remplit d’autres fonctions, qu’il n’est pas inutile de rappeler ici.
· Commençons par le plus important, qu’illustre la réussite de l’école de mathématiques française : en parlant différemment, nous pensons différemment. En movima, une langue bolivienne, l’article devant le nom est différent si l’objet ou l’individu considéré est présent physiquement ou s’il est absent. En breton, il existe ainsi plusieurs manières de dire une phrase aussi banale que je mange du pain selon que l’on souhaite insister sur ce que l’on mange, sur qui mange ou sur l’action de manger. L’on pourrait multiplier les exemples.
· Le bilinguisme favorise la réussite scolaire. On a longtemps cru que, pour les aider à mieux maîtriser le français, il fallait empêcher les petits Flamands de parler flamand, les petits Catalans de parler catalan, les petits Martiniquais de parler créole, et ainsi de suite. Grave erreur : on sait aujourd’hui que le bilinguisme précoce est un avantage pour tous les apprentissages. C’est donc en parlant – aussi – flamand, catalan ou créole que l’on forme de meilleurs francophones.
· Une langue permet de mieux comprendre son environnement. Prenons l’exemple que je connais le mieux – celui de la langue d’oc (ou des langues d’oc, selon les points de vue). Quand on parle cette langue, on sait que La Madrague, la villa de Brigitte Bardot, à Saint-Tropez, désigne une madraga, un filet de pêche – et par extension un lieu de pêche. Que la gare de Matabiau, à Toulouse, provient d’un ancien abattoir (de matar : « tuer », et bueu : « boeuf »). Que Vieux-Boucau, dans les Landes, désigne l’ancienne embouchure (boca : « bouche » ; bocau : « embouchure », en gascon) de l’Adour. L’on pourrait d’ailleurs en dire autant des noms de famille. Christophe Hondelatte ? La fontaine large. Pierre Soulages ? Un terrain boueux. Martin Bouygues ? Une terre en friches. Et ainsi de suite (1).
· Parler une langue, cela sert à être soi-même. Notre langue maternelle est un élément essentiel de notre personnalité, au même titre que la forme de notre visage ou notre nom de famille. C’est en effet par le langage qu’un jeune enfant reçoit ses premières informations, exprime ses émotions, découvre le monde qui l’entoure. C’est pourquoi imposer par la suite à un individu une autre langue, plus « noble« , c’est ipso facto présenter la sienne comme ignoble. C’est aussi dévaloriser sa famille, sa région, sa culture, donc son être profond. Les médecins l’ont montré : cette discrimination peut engendrer des problèmes psychologiques, voire des maladies organiques, comme des cancers de la face – le visage étant le siège de l’identité. (2)
· Mais une langue n’est pas tenue de servir à quelque chose pour mériter de vivre. Et cela pour une raison simple : toute langue est une oeuvre du génie humain. Il est aussi stupide de se débarrasser de l’alsacien, du shimaoré (l’une des langues de Mayotte) ou du normand parce que nous parlons français que de supprimer le pont du Gard, le château de Chambord ou la cathédrale de Reims sous prétexte que ces monuments se situent en dehors de l’Ile-de-France.Parler une langue régionale « ne sert à rien » ? Ni plus ni moins que de réciter un poème, se recueillir dans une chapelle romane, écouter le chant des oiseaux ou admirer un tableau de Rembrandt.
Je le dis, je l’écris, je le crie comme je le pense : toute langue est une richesse et toute standardisation culturelle une régression. C’est pourquoi je préviens ceux de mes amis qui se réjouissent de voir le français supplanter peu à peu les langues minoritaires de notre pays. Parler notre idiome national est plus « utile » pour trouver du travail que de maîtriser l’arpitan ou le franc-comtois ? Sans doute. Mais la suite de ce beau raisonnement est évidente : si nous n’y prenons garde et ne jugeons les langues qu’à l’aune de « l’utilité« , nous finirons tous par parler anglais.Ce jour-là, les partisans du tout-français percevront mieux ce qu’est la diversité culturelle. Mais il sera trop tard.
(1) Les termes en langue d’oc sont ici écrits en graphie dite classique.
(2) Voir notamment les travaux du Docteur Boquel.
(J’usurpe l’espace réservé à mon mari)
Depuis quelque temps je lis EMBATA avec intérêt. Certes les problèmes basques m’intéressent mais je suis passionnée par les articles de culture générale que vous produisez dans chaque revue. Celui-ci contenait un précieux article: A QUOI SERT UNE LANGUE. Mais il faudrait que cet article soit publié dans tous les journaux! Habitant au Québec où la lutte contre l’Anglais est tenace et tellement fragile, il nous est difficile en revenant en France d’entendre tant d’anglicismes pour des références élémentaires.
Un grand merci.
Monique BEHAXETEGUY.