Alerta

Blanquer

Beñat Oihartzabal – Linguiste, Directeur de recherche émérite au CNRS (Iker, Baiona)

Pendant que la déforestation se poursuit en Amazonie du Brésil, l’uniformisation linguistique chère au Ministère de l’Education Nationale, continue en Pays Basque de France.

La rentrée scolaire de cet automne 2019 ne se présente pas sous de bons augures pour la langue basque et les langues de France autres que le français. L’Etat poursuit avec la persévérance caractérisant la démarche uniformisatrice séculaire de ses fonctionnaires, son action d’éradication de la diversité linguistique partout où celle-ci est encore un tant soit peu vivante et effective. Ainsi, chaque modification portée dans l’organisation des enseignements est l’occasion de grignoter un peu plus l’espace des îlots dans lesquels une place avait été faite aux langues patrimoniales minoritaires. Tel est le cas, cette année encore, à l’occasion de la réforme du lycée et du baccalauréat.

1. Réforme à la hussarde : le mépris oublieux du bilinguisme et des langues minoritaires.

On ne pourra pas dire que le Ministère n’avait pas été alerté des conséquences, néfastes pour les langues minoritaires des nouvelles dispositions, puisque dès le 15 février, la commission Langues régionales de la très modérée institution représentative des régions, Régions de France, demandait au ministère de l’Education nationale d’amender la réforme du lycée et du baccalauréat afin que « celle-ci ne constitue pas un recul de la diversité linguistique en France » et respecte les dispositions de l’article L312-10 du code de l’éducation. En effet, précisait la commission, « en l’état, la réforme dévalorise l’enseignement bilingue et l’enseignement extensif des langues régionales, notamment par le jeu des coefficients et par une mise en concurrence systématique avec les langues étrangères et les autres disciplines. C’est méconnaître les objectifs mêmes de l’enseignement bilingue et de l’enseignement des langues régionales, qui ne visent pas à seulement préparer à un cursus post-bac en langue régionale, mais bien à former jusqu’au bac des jeunes qui seront aptes à étudier, travailler, vivre dans un contexte bilingue, quels que soient les études ou les métiers auxquels ils se destinent ».
Ce dernier point est important car il rappelle que le but de l’enseignement des langues minoritaires est non seulement d’assurer leur étude comme des biens culturels historiques en quelque sorte momifiés, mais de leur permettre de prendre place dans une société plurilingue en tant que langue vivante.

2. Premiers effets inquiétants : Bretagne , Occitanie, Pays-Basque.

Les promoteurs de l’enseignement du breton et de l’occitan ont fait part publiquement de leur préoccupation. Ceux promouvant le basque, notamment les enseignants regroupés dans l’association « euskara geroan » ont également fait part publiquement, dès l’hiver passé, de leurs vives inquiétudes (voir Mediabask du 08 février dernier). Inquiétudes soulevées par une réforme complexe conçue au départ sans que les langues régionales, ni le bilinguisme associé à celle-ci, soient pris en compte. Pouvait-on espérer que le Rectorat veillerait à une application adaptée, prudente et raisonnable ? C’était mal connaître les usages et la mentalité de cette institution jacobine, pour laquelle égalité veut dire uniformité.
Disons-le clairement : si les Basques, et singulièrement leurs représentants élus et bien sûr les acteurs du monde euskaltzale ne se mobilisent pas, la réforme en cours risque de porter un coup sévère au développement de l’enseignement bilingue surtout dans les filières publique et confessionnelle lesquelles, ne l’oublions pas, reçoivent la grande majorité des enfants du pays.
Le bilan chiffré de la rentrée scolaire en lycée n’a pas encore été effectué, mais d’ores et déjà des signes inquiétants apparaissent :

– Entre autres, en matière de ressources pédagogiques. En effet, l’enseignante du secondaire, qui devait être mise à disposition pour la création du matériel pédagogique destiné à l’enseignement secondaire bilingue, n’a pas été libérée, sans pourtant qu’il ne manque d’enseignants dans le secondaire, ni qu’aucune autre raison n’ait été donnée. On sait pourtant l’importance du matériel pédagogique dans la formation, qui constitue, selon l’UNESCO l’un des neuf principaux critères d’évaluation de la vitalité d’une langue.
– La réforme n’ayant pas tenu compte au départ des langues régionales, les aménagements réalisés n’ont pu être que des pis-aller. Diverses propositions d’adaptation ont été formulées, mais on ignore si elles ont été pour le moins entendues et étudiées par les instances académiques, ou les services du ministère.
– Des enseignants des filières publiques ont effectué une rentrée en sous service, faute d’effectifs d’élèves suffisants.

En effet, on ne voit pas pourquoi – les mêmes causes entraînant les mêmes effets – les conséquences négatives de la réforme des lycées et du baccalauréat que les Occitans et les Bretons ont mises en évidence dans leurs académies, ne se produiront pas de manière semblable en Pays Basque (et dans le reste de l’Aquitaine).

3. Mêmes causes, mêmes effets … ?

« Dans l’Académie de Toulouse, sept lycées viennent de supprimer les cours d’Occitan sur les quarante deux où il était enseigné avant l’été, ce qui représente une baisse de 16 %. Pour cette rentrée 2019, plusieurs centaines de lycéens se trouvent privés d’un enseignement de langue occitane » (Déclaration de Nicolas Rey Betbeder, président du CREO [Centre Régional des Enseignants d’Occitan] de l’Académie de Toulouse). Ce dernier souligne la duplicité du Ministère qui avance pour justifier la baisse des effectifs, le choix des élèves en faveur d’autres matières, alors que le dispositif est configuré de telle sorte que ce choix est comme téléguidé. On a ainsi créé une « spécialité », langue et culture régionale (non d’ailleurs sans mobilisation pour éviter le vide complet). Mais elle est mise en concurrence avec des matières telles que les mathématiques ou les sciences économiques et sociales qui ne sont pas dans le tronc commun. Résultat : sur les quinze lycées où cette possibilité était offerte dans l’Académie de Toulouse, trois seulement ont fait ce choix. Car, naturellement, peu d’élèves, par simple pragmatisme à l’égard de leur avenir professionnel, font ce choix. Ce n’est pas sans raison que Nicolas Rey Betbeder s’insurge « on nous étrangle et on nous dit : pourquoi vouloir plus d’heures, alors que vous êtes en train de mourir ? ». Que nul ne se fasse d’illusions : ce qui se produit dans l’Académie de Toulouse ne manquera pas, si l’on ne réagit pas de façon rapide, de se produire dans celle de Bordeaux. Ainsi, après quelques années de progrès intéressants concernant l’enseignement du basque, même en dehors du socle essentiel et plus que jamais indispensable des ikastolas, le risque d’une dynamique régressive est évident. Voici donc revenue la période des vents contraires, que nous avons connue dans un passé pas si lointain.

4. Le ministre chez les sénateurs : l’école immersive, voilà l’ennemie.

Il n’y a pas lieu de s’interroger quant aux causes de ce changement d’orientation des vents gouvernementaux. La troupe et l’intendance ont suivi la voie indiquée, sans ambiguïté, par le ministre en personne. En effet, au mois de mai dernier, au Sénat, ce dernier avait tenu des propos résolument hostiles à l’enseignement immersif des langues régionales. La presse bretonne s’en faisait l’écho, de la manière suivante :
Le ministre de l’Education nationale suscite les foudres de Diwan en donnant sa vision de l’école immersive. Jean-Michel Blanquer estime qu’il « y a beaucoup à discuter » sur le plan pédagogique et redoute que les enfants « ne parlent que langue régionale ».
« Par définition » estime le ministre, « l’immersif est l’unilinguisme puisque ce qu’on met derrière la notion de maternelle immersive, c’est le fait que les enfants ne parlent que la langue régionale. Déjà, d’un point de vue pédagogique il y aurait eu beaucoup à discuter autour de ça, on pourrait arriver à dire que cognitivement ce n’est pas si bon que ça, précisément si l’enfant est mis dans la situation d’ignorer la langue française. Sur le plan pédagogique, il y a une véritable question sur l’immersion ».

5. Bobard ministériel et question rhétorique accusatoire.

Visiblement M. Blanquer s’était fourvoyé à cette occasion, et engagé sur un terrain peu ou mal connu de lui, se permettant en quelques mots de dire successivement une inexactitude flagrante du type ‘fakenews’ à savoir que les élèves des filières bilingues de l’enseignement immersif seraient unilingues et n’apprendraient pas le français, puis, dans le prolongement logique de ce bobard grossier, de soulever une question vide d’objet – à savoir que sur le plan pédagogique l’immersion poserait une ‘véritable question’. Or il n’ y a pas de question en la matière, mais une méthode évaluée en France, au Québec, et dans de nombreux pays reconnaissant leurs langues régionales ou minoritaires, depuis suffisamment de temps pour que les résultats puissent être considérés comme fiables.
Pourquoi donc, peut-on s’interroger, le ministre défend-il ces positions, qui, vues du terrain, semblent surtout refléter une grande ignorance de la réalité des choses ?

6. Immersion linguistique, bilinguisme et sciences cognitives.

Je crois que l’on peut y voir, d’abord, le reliquat de vieux préjugés contre le plurilinguisme longtemps en vigueur chez les enseignants de France, qui leur donnaient à penser que l’acquisition d’une langue supplémentaire – qui plus est, sentant la sueur, la marée, l’écurie ou la bergerie, voire – horresco referens – la sacristie, et sans armée, ni flotte, ni drapeau étatique – ne pouvait que perturber et nuire à la bonne maîtrise de la langue nationale imposée à l’école. M. Blanquer, qui aime à se laisser dépeindre dans la presse complaisante, sous les traits d’un pédagogue pointu au fait des progrès accomplis dans les neurosciences et les sciences cognitives durant ces dernières décennies, devrait pourtant savoir que, précisément, le cerveau humain ne fonctionne pas en matière d’acquisition linguistique selon le principe naïf du tonneau à capacité limitée que l’on ne peut remplir au-delà de cette limite, ‘évidemment’ atteinte assez vite chez de jeunes enfants acquérant le riche vocabulaire et les abondants recours syntaxiques d’une langue aussi nantie et subtilement complexe que le français – n’est-ce-pas ? – Mais, dira-t-on, n’est-ce-pas là une observation de bon sens ? Dès lors, pourquoi un tel déni et ne pas voir ce que l’on voit, selon l’expression à la mode ? Convenons justement, de ce dernier point, et qu’il fasse accord : quelles que soient nos conceptions en matière d’acquisition des langues, ou des métaphores qui aident à les représenter, posons-nous la question : Que voyons-nous ? Nous voyons trois choses, à propos desquelles le consensus chez les spécialistes est général : 1. D’abord, que l’acquisition de langues nouvelles est beaucoup plus aisée et rapide chez les jeunes enfants que chez les adultes. 2. Ensuite, que l’acquisition des langues est un phénomène naturel chez ces jeunes enfants et non le résultat d’un apprentissage contrôlé. 3. Enfin, que l’acquisition ne se réalise pas chez ces enfants par simple exposition, mais nécessite l’échange et un contexte d’interaction linguistique naturelle.
Ce sont là les éléments factuels qui permettent de comprendre les avantages de la méthode immersive, laquelle offre le cadre adéquat à l’acquisition linguistique en maternelle dans un contexte de bilinguisme sociétal. M. Blanquer, selon toutes les apparences, l’ignore, ou, plus sûrement, préfère ne pas le voir, ni le savoir. Pour une fois que quelque chose fonctionne utilement dans l’enseignement des langues au sein du système éducatif en France, il y avait donc urgence à l’ignorer ou à le mettre en cause. Dommage !

 

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