Comment un abertzale peut-il, sans état d’âme, traverser la folie médiatique et l’enthousiasme populaire de l’épopée de l’équipe de France de football alors qu’une équipe nationale basque est mise hors jeu ? Construire l’identité basque passera par la production d’émotions collectives puissantes. En attendant, si j’ai parfaitement compris tous ces gens qui ont braillé “allez les Bleus” sous mes fenêtres, peut-être que ces derniers comprendront un jour pourquoi, moi, je n’ai pas braillé avec eux.
Ça y est, voici quelques jours s’est achevée la coupe du monde de football, sur le résultat que l’on sait. Difficile en effet, même pour les moins passionnés de sport, d’être passé à côté de l’information majeure de ce début d’été : la France est championne du monde.
Basque et Français
Pour ma part, à chaque grande compétition sportive c’est la même chose : il me faut expliquer pourquoi je ne participe pas à la liesse générale. Même certains de mes proches au mieux me taquinent, au pire me font comprendre que je suis un peu rabat-joie, voire radical car tout de même “c’est normal de soutenir les Bleus”. Comment leur en vouloir, quand tout est fait au quotidien pour alimenter l’enthousiasme national, entre diffusions des matchs sur grand écran, matraquage médiatique et publicitaire, mais aussi raz-de-marée populaire véritablement spontané… Personne n’a plaisir à tenir une voix dissonante. Et de fait, ce n’est ni par mesquinerie ni par provocation, encore moins par haine, que je refuse de supporter les Bleus. Bien au contraire, je comprends parfaitement l’engouement des Français pour leur équipe nationale et je la trouve même salutaire quand elle permet pour certains d’alléger la morosité de leur quotidien –en regrettant évidemment que cela permette en même temps à d’autres de faire oublier les raisons profondes de ladite morosité.
Je comprends aussi l’engouement de beaucoup de Basques pour l’épopée des Bleus : que cela nous plaise ou pas, l’écrasante majorité des gens de ce pays se sentent à la fois français et basque, embrassant les deux identités comme fruits d’une construction nationale déjà ancienne, et il n’est pas incompréhensible qu’ils voient en Didier Deschamps le petit Basque “de chez nous” qui a fait gagner sa grande patrie française comme d’autres le firent naguère sur des champs de bataille bien plus meurtriers.
Je suis même sûr que beaucoup d’abertzale ressentent secrètement un ximiko pour cette équipe qu’ils ont probablement soutenue quand ils étaient petits, à l’âge où leur conscience politique comme d’ailleurs le poids de l’abertzalisme dans la société étaient bien faibles, ces époques du Mondial en Argentine en 1978 ou surtout du Séville de 1982…
Comme le disait Morvan-Lebesque, “à chacun, l’âge venu, la découverte ou l’ignorance”, et sous la couche d’idéologie ou de raison de l’âge adulte sommeillent toujours les passions de l’enfance, dans quelque domaine que ce soit.
Et puis, reconnaissons-le, beaucoup de gens votent EHBai par sympathies personnelles, pour la validité de nos propositions sociétales, par esprit d’opposition, mais n’ont pas pour autant envie de “changer de patrie”.
Alors, comment tenir un discours de militant –donc éminemment rationnel– à des gens qui participent à une liesse collective par patriotisme mais surtout pour la simple joie spontanée qu’ils en retirent ? Et plus encore, pourquoi tenir ce discours-là ?
Que du sport ?
Il est évident qu’il y a plusieurs dimensions à une coupe du monde de football. Une dimension sportive d’abord, qui me conduit toujours à espérer que la meilleure équipe l’emporte, qu’elle soit française ou turkmène.
Sur ce plan-là, je ne suis pas assez spécialiste pour affirmer que la victoire de la France en Russie fut méritée ou usurpée, mais elle ne me parut pas scandaleuse.
J’aimerais bien, par contre, être sûr que tous les braillards des Champs-Élysées et même d’ici se réjouirent du fait que “le meilleur avait gagné”, doutant déjà du simple fait qu’ils s’intéressent tous au football d’ordinaire ou ne serait-ce qu’avant l’étape des quarts de finale. Combien de passionnés authentiques parmi de vrais chauvins ? Au-delà de toute une tripotée de dimensions économiques, culturelles et politiques diverses, qui ne sont pas ma préoccupation dans cette chronique, il y a aussi une dimension géopolitique évidente.
Si le football déclenche autant de passion, c’est parce qu’il allie les attraits spécifiques de la discipline sportive à une concurrence voire à un combat entre nations.
Or, non seulement le Pays Basque ne dispose pas du droit de concourir à ces joutes, mais ce sont précisément les deux États qui le lui interdisent qui font partie des favoris et en l’occurrence des vainqueurs.
Cela suffit-il pour ne pas soutenir les Bleus ? On pourrait penser que c’est bien anecdotique au regard de l’enjeu politique lui-même, car enfin, ce n’est que du sport… Mais non, justement ce n’est pas que du sport !
Produire nos émotions collectives
La grande difficulté du mouvement abertzale d’Iparralde tient dans le fait qu’il s’adresse à une population dont la conscience nationale est ancienne et profonde, enracinée par des émotions collectives de tout type : du souvenir du sacrifice des tranchées à la communion suivant les attentats djihadistes, de l’acte civique d’une élection présidentielle au défilé du 14-Juillet, de la fierté du patrimoine monumental “que le monde nous envie” aux plus populaires des chanteurs francophones…
Et parmi les plus puissants vecteurs d’identification nationale figure le football, cette sélection de 23 hommes qui réunit autour d’un drapeau (l’ipséité du “eux, c’est nous”), qui s’affronte à des adversaires (l’altérité du “nous contre les autres”), en une dramaturgie qui renforce l’identification (l’émotion du “on en pleure ou on exulte ensemble”).
D’où l’évidence : plus les Français sont fiers de leur sélection et s’y identifient, plus ils sont fiers d’être français. Je le répète, je suis ravi pour la France ou pour la Croatie que leurs peuples se sentent heureux d’être français ou croate ; de manière générale, j’aime bien voir les gens heureux et partager leur bonheur collectivement, quelle que soit la raison.
Mais quand on bataille pour proposer aux gens de devenir basques, et à moins de considérer qu’on ne le fait que par folklore, on comprend que ces émotions collectives construisant de l’identité française sont à l’inverse autant de freins pour une construction nationale basque, incapable de produire les mêmes émotions collectives.
Finasseries que tout cela ? Simple constat qui non seulement ne me paraît pas anecdotique, mais bien au contraire, fondamental.
Construire l’identité basque passera par la production d’émotions collectives puissantes autour d’elle. En attendant, si j’ai parfaitement compris tous ces gens qui ont braillé « allez les Bleus » sous mes fenêtres, peut-être que ces derniers comprendront un jour pourquoi moi, je n’ai pas braillé avec eux.
On peut égallement avoir des affinités « Eh Bai » pour certaines raisons que vous évoquez, et n’être pas le moins du monde attiré par des relans patriotiques… qu’ils soient français ou basque !