En charge du gouvernement catalan, l’ERC signe un accord avec Madrid pour sortir de l’impasse institutionnelle. Cela accroît les divisions au sein de la majorité gouvernementale souverainiste qui est au bord de l’éclatement. Plus grave, le divorce avec la société civile (ANC et Òmnium) est ouvert. Le chef du gouvernement Pere Aragonés (ERC) ne participera pas le 11 septembre à la Diada.
Cet été, l’instance de négociation convenue entre les gouvernements catalan et espagnol a abouti à un premier accord portant sur la “déjudiciarisation” des rapports politiques, la part des langues catalane et espagnole dans l’enseignement et la stabilité des deux gouvernements. JxCat et CUP ont refusé de participer à la négociation du texte signé le 28 juillet. Il marque un tournant important dans la vie politique du pays. Le premier chapitre de l’accord porte sur l’abandon des procédures judiciaires afin de résoudre les divergences politiques. Cela suppose que dans les négociations à venir, il conviendra en amont de “rassembler une large majorité transversale(1) préservant l’intérêt général et offrant le maximum de garanties lorsque leur objet affecte le patrimoine ou la situation des personnes”. Les deux parties “conduiront l’activité politique et institutionnelle en respectant les institutions et les procédures démocratiques”, donc les règles définies par l’Espagne, mais pas que. Sont aussi visées les violations des libertés publiques du fait des services de renseignement ou policiers espagnols, via de faux rapports chargés de “prouver” la corruption d’élus indépendantistes, ou la mise sur écoute de nombreux leaders catalans grâce au logiciel espion israélien Pegasus. Le gouvernement espagnol s’engage à mettre en oeuvre avant la fin de l’année les réformes législatives nécessaires rendant effectives l’arrêt de cette “judiciarisation” qui a tant marqué la dernière décennie. Officiellement, on ignore si l’accord prévoit une dérogation pour l’imputation aux délits de rébellion et de sédition qui affectent la situation judiciaire de nombreux leaders politiques catalans ayant participé à l’organisation du référendum de 2017. Le gouvernement catalan accepte donc de brider ses revendications indépendantistes et renonce aux décisions unilatérales du type référendum ou déclaration d’indépendance, telles qu’elles ont pu avoir lieu depuis 2014.
Enseignement en immersion préservé
La part de la langue catalane face à l’espagnol dans l’enseignement est au coeur du second chapitre de cet accord. Depuis un an, un conflit défraye la chronique. Il a été déclenché par une décision de la cour suprême espagnole qui, en novembre 2021, impose que 25% des heures d’enseignement soient délivrées en espagnol dans toutes les écoles de Catalogne. Cela anéantit l’enseignement en immersion linguistique tel qu’il est proposé dans l’ensemble du système scolaire.
Manifestations, procédures et décisions contradictoires se sont multipliées, beaucoup d’entre elles suscitées par des parents d’élèves instrumentalisés par le PP, Vox et Ciudadanos. Parfois même par des gardes civils exigeant que leurs rejetons suivent leur scolarité exclusivement dans la langue de Cervantés.
L’accord du 28 juillet règle provisoirement la question en reconnaissant “l’autonomie de chaque centre éducatif pour renforcer l’usage de l’une ou de l’autre langue, en fonction de la réalité sociale et linguistique de l’environnement” de l’enfant. Cette solution avalise un vote largement majoritaire du parlement catalan en la matière. Le texte garantit le droit des citoyens à être reçus dans la langue officielle de leur choix par l’administration publique. Le personnel politique pourra utiliser la langue qu’il désire, le règlement du congrès espagnol et du Sénat sera réformé en ce sens. Enfin, le gouvernement central s’engage à promouvoir le catalan dans son usage international, en particulier dans les réunions plénières du Parlement européen. Le droit d’user du catalan ne doit plus faire l’objet de procédures judiciaires ou être la source de confrontations sociales et politiques, son statut de langue minoritaire doit disparaître.
Les raisons d’un tel accord
Il s’agira demain de poursuivre dans cette voie afin de construire des avancées “graduelles et concrètes”, avec le soutien de majorités législatives permettant des pas en avant successifs. Quelles sont les raisons qui ont poussé les abertzale de gauche catalans à se mettre d’accord avec les socialistes espagnols ? Elles sont multiples. D’abord le fait que l’ERC dirige aujourd’hui la Catalogne. Pour la première fois de son histoire récente, elle est passée devant son rival l’autonomiste CIU devenu PxCat qui prêche aujourd’hui pour un souverainisme rupturiste. Ce dernier point n’est pas le moindre paradoxe du panorama politique catalan, nous y reviendrons. Avec l’exercice ingrat du pouvoir, la fonction crée l’organe et rend proche des faits qui sont têtus(2). La gouvernance du pays fait que les relations politiques et techniques, les frictions avec Madrid sont permanentes et il est difficile pour ERC de maintenir un niveau de conflit et de défiance élevé. La gestion des fonds européens chargés d’aider à surmonter la crise économique issue du Covid, est un dossier majeur. Comme le sont les investissements de l’État en Catalogne qui ne dispose pas réellement de pouvoir fiscal. Il y a deux mois, le pays n’avait reçu que 35,7% des investissements prévus (740 millions d’euros), alors que la communauté autonome de Madrid en avait reçu deux fois plus. Il convient aussi pour les deux pouvoirs de sortir du conflit par le haut, au moins partiellement. Dans un premier temps, l’élargissement des leaders indépendantistes a été obtenu, non sans mal. Une fois levé cet obstacle majeur, restait un point important : les deux adversaires ont besoin l’un de l’autre pour gouverner. Aucun ne dispose d’une majorité parlementaire solide et suffisante. Pour faire approuver ses lois, le PSOE a besoin de l’appui d’ERC au parlement espagnol, il en est de même pour ERC au parlement catalan où l’union majoritaire des partis souverainistes appartient quasiment au passé. Esquerra Republicana de Catalunya et Junts per Catalunya se partagent encore les portefeuilles ministériels, mais pour combien de temps ? Leur union peine à durer et chacun sait que les combats politiques sont des guerres d’usure qui s’éternisent. On se souvient des fortes réserves de la formation d’extrême gauche CUP. Sa radicalité fait qu’elle a dès le départ soutenu le gouvernement ERCJxCat du bout des lèvres et sans y participer, en l’assortissant de réserves et de conditions dans le sens de la radicalité de l’action souverainiste.
JxCat en difficulté
CUP est peu à peu rejoint sur ce plan par JxCat, la formation de Carles Puigdemont, toujours en exil à Bruxelles avec d’autres dirigeants catalans. L’ex-président est pressé d’en terminer avec son exil et prône pour cela une confrontation sans concession avec l’État, c’est-à-dire la reprise des actions souverainistes, référendum, proclamation d’indépendance, etc., sans pour autant indiquer comment la formule qui n’a pas fonctionné hier aboutira à un résultat demain. Il campe sur l’Aventin, cet exercice a ses limites. Carles Puigdemont absent de Catalogne voit la situation lui échapper, faute de proposer une alternative crédible. Son parti est secoué par des tensions internes et on ne compte plus les départs de ses cadres, ils tentent de créer d’autres mouvements qui s’effilochent au bout de quelques semaines et ne percent pas(3).
JxCat est une formation assez jeune issue du centriste CiU (Convergencia i Unió), équivalent du PNV qui a longtemps dominé la vie politique du pays. Depuis son exil, Carles Puigdemont tente de reprendre la main en créant une nouvelle formation plus rassembleuse, ou des instances institutionnelles en exil, chargées de chapeauter le gouvernement siégeant à Barcelone. En vain. La tendance autonomiste Unió crée son propre parti, mais n’obtient pas de députés, aussi bien à Barcelone qu’à Madrid. Seule la mouvance Convergencia demeure via JxCat, mais au fil du combat souverainiste, elle est devenue plus indépendantiste, plus radicale qu’ERC, la gauche abertzale historique qui hier prônait seule l’indépendance. Aux dernières élections, ERC, longtemps deuxième formation abertzale, est passée devant JxCat et a donc constitué le gouvernement catalan actuel dirigé par Pere Aragonès.
Blocage de la présidente du parlement
Ce panorama que nous simplifions quelque peu pour éviter de s’y perdre, est devenu plus complexe encore à gérer avec un dernier évènement. La présidente du parlement catalan n’est autre que Laura Borràs, dirigeante de JxCat. Les tribunaux l’accusent de corruption, de prévarication et d’élaboration de faux documents. A l’époque où elle présidait l’Institut des Lettres catalanes, elle a fractionné des contrats de sous-traitance informatique pour éviter de passer par les procédures normales d’appels d’offre et favoriser ainsi un de ses amis. Or, le règlement du parlement catalan prévoit que tout député qui est l’objet d’une procédure judiciaire perd de ce fait son statut d’élu et donc démissionne. Laura Borràs s’y refuse avec le soutien sans faille de son parti. D’où une situation de blocage qui perturbe fortement le fonctionnement des institutions, les déconsidère et déshonore ses auteurs. ERC clame qu’il suffit que JxCat trouve un remplaçant, rien n’y fait. Il semble que ce refus soit lié aux tensions internes qui agitent JxCat, d’abord soucieux de ménager des équilibres entre rivaux. Son nouveau secrétaire général, l’ex-preso Jordi Turull, la porteparole d’ERC Marta Vilalta, la députée CUP Maria Dolors Sabater, tous veulent reconstruire un consensus stratégique. Cinq ans après la terrible répression de 2017, après une période de deuil, le moment est venu de se ressaisir, ont-ils proclamé le 17 août à l’Université catalane d’été. Mais comment ? Ils ne le précisent pas.
JxCat menace de quitter le gouvernement
Le 29 août, JxCat annonce le résultat d’une large consultation interne du parti qui conclut que le pacte gouvernemental avec ERC éloigne de l’objectif de la législature, celle du 52% pour l’indépendance. “Nous ne pouvons continuer ainsi”, avertit le secrétaire général Jordi Turull. Il ajoute que le président catalan Pere Aragonés (ERC) ne se situe plus dans un autonomisme tactique qui permet une négociation avec Madrid faute de stratégie d’action unitaire. Le parti se donne un mois de réflexion avant le débat de politique générale qui aura lieu au Parlement du 28 au 30 septembre.
Les socialistes se tiennent en embuscade et attendent que le gouvernement souverainiste tombe comme un fruit mûr. Leur patron local Salvador Illa fait déjà ses offres de service. Comme les autres partis espagnolistes, il n’espère qu’une chose : que le souverainisme catalan finisse comme son homologue québecois qui peine toujours à rebondir.
En prévision des soubresauts annoncés, ERC a avancé la date de son congrès national, il aura lieu en plusieurs étapes à partir du 6 novembre et entérinera officiellement le retour aux commandes de son leader hier incarcéré, Oriol Junqueras.
La société civile catalane est moins optimiste. On sait que la politique abertzale catalane marche sur deux pieds : trois partis politiques d’un côté et de l’autre, deux organismes très puissants et structurés, représentant la société civile, l’ANC (Assemblée nationale catalane, 80.000 membres, organisés par régions et par secteurs professionnels) et Ómnium cultural (180.000 membres, soucieux de défendre la langue et la culture catalanes). Sans eux, point de renouveau et d’unité d’action, leur détermination fut essentielle au début des années 2000 pour bâtir l’unité d’un peuple et faire du souverainisme une revendication majoritaire (52%). Aujourd’hui l’ANC affirme qu’il n’y a plus grand chose à attendre des partis et Ómnium cultural regrette que la résistance civile devienne secondaire et futile. La tension monte d’un cran la 1er septembre lorsque Pere Aragonés annonce qu’il ne participera pas le 11 à la Diada, l’Aberri eguna catalan. En revanche, son parti l’ERC défilera. Le président catalan se défend contre les attaques venues de ses partenaires qui “adressent leurs critiques plus à ERC qu’au gouvernement espagnol”. Il demande à JxCat de faire des propositions concrètes et efficaces qui soient des alternatives au dialogue entamé avec Madrid. Il indique le 30 août, aux journées du MEDEF français, qu’il désire l’amnistie de tous les presos de 2017 et la mise en oeuvre d’un référendum d’autodétermination, en accord avec le gouvernement espagnol. Une proposition qui rappelle celle du PNV en Pays Basque, à une différence près : deux referendums, organisés entre tous et non reconnus par l’Espagne, ont déjà eu lieu et même une déclaration d’indépendance par le Parlement. Désormais plus rien n’est comme avant. En Hegoalde, nous en sommes encore loin. En Comú, le Podemos catalan, critique vertement le gouvernement de Pere Aragonés et lui reproche son inaction quant à la résolution des questions concrètes : la gestion de l’eau, l’inflation, la crise énergétique, etc.
Seul baume au coeur dans cet océan de tensions, la déclaration du Comité des droits de l’homme de l’ONU qui, le 30 août, condamne l’Espagne pour avoir violé le Pacte international des droits civils et politiques en incarcérant pour sédition et en suspendant le mandat électif de nombreux dirigeants indépendantistes catalans. Cela peu après l’organisation du référendum du 1er octobre 2017. Dans les trois mois qui viennent, le président catalan Pere Aragonés devra faire approuver le budget 2023. Ce sera un test. Les socialistes catalans (section du PSOE) offrent déjà leur soutien. Quelle sera l’attitude d’En Comú ? CUP et JxCat accepteront-ils de reconstituer la majorité souverainiste aux côtés d’ERC ? L’automne sera chaud et tous les partis ont les yeux rivés sur les élections municipales de mai 2023 qui seront un indicateur grandeur nature de l’état de l’opinion sur ces questions complexes engageant le destin d’un peuple. Comme dans quasiment tous les Etats européens, la difficulté à rassembler des majorités gouvernementales et les incertitudes quant à l’avenir, sont immenses. Elles perturbent les projets politiques et les ralentissent.
(1) En décodé, “majorité transversale” signifie que celle-ci doit rassembler des formations catalanistes et espagnolistes.
(2) L’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981 entraîna la nécessité de se plier, de lâcher du lest, la soumission au réalisme politique, le désenchantement, l’abandon de ses convictions et pour finir le reniement. Voir là dessus les belles pages d’Antoine Comte La défaite : la gauche, la raison d’État et le citoyen.
(3) Pour comprendre l’état des forces en présence, voici la composition du parlement catalan : ERC (33 députés), JxCat (32 élus) qui gouvernent ensemble, CUP (9) qui soutient sans participer ; dans l’opposition, PSOE-PSC (33), En Comù (8), Vox (11), Ciudadanos (6), PP (3) ; majorité absolue à 68.