Ce qui génère et ce qui dégénère (1)

La visite d’Eric Zemmour, en octobre à Biarritz, a donné lieu à un rassemblement d’opposants.
La visite d’Eric Zemmour, en octobre à Biarritz, a donné lieu à un rassemblement d’opposants.

Quels sont les ressorts de la montée de l’extrême droite en France ? Dans le prolongement de la réflexion menée dans Enbata par Nicolas Goñi, voici une analyse sociologique et politique dans l’idée d’en tirer, dans un second temps, quelques enseignements pour mieux appréhender la situation du Pays Basque.

L’extrême droite connait ces derniers temps une vague dont l’écume épouse les traits du visage d’Éric Zemmour. Cette déferlante est l’occasion de s’interroger sur les différents facteurs qui l’expliquent, depuis sa part visible et émergée, jusqu’aux courants de fond qui l’ont produite. Dans le numéro précédent d’Enbata, Nicolas Goñi(1) apporte des éclairages précieux sur la question.

Je l’aborderai ici avec une approche complémentaire, plutôt centrée sur les mécaniques sociologiques et les orientations stratégiques des organisations militantes.

Dans cette première partie, je traiterai surtout de la configuration hexagonale pour en extraire quelques enseignements qui serviront à étudier la situation locale dans la seconde partie.

Identités souveraines contre rétrotopies identitaires

L’écume

Sur le polémiste, peu de choses à dire. Le fossé idéologique est tellement abyssal… Le programme plonge vers l’inhumanité la plus totale, repliée dans la défense des intérêts d’une communauté de privilégiés —se faisant passer pour les plus faibles— et dont la bouche pleine étouffe mal les exhortations à la loi du plus fort, face à des mains tendues qui se noient. Les prismes de vue sont étriqués, partiels et à la limite de la paranoïa. Le discours est caractérisé par une distorsion de la réalité au service de l’idée, plutôt que par une idée bâtie à partir d’une lecture rigoureuse du réel. Sidérant…

Cela dit, un phénomène de ce type ne peut se comprendre en analysant le seul rôle du polémiste ni par sa surexposition médiatique qui éclabousse aujourd’hui l’espace politique.

La vague que connaît l’extrême droite s’explique aussi par d’autres facteurs comme les opérations tactiques des organisations politiques qui rivalisent dans leur course électorale.

La vague

Les principales forces politiques, et particulièrement celles de gauche, ont une responsabilité de premier plan dans l’apparition de ce scénario parce qu’elles alimentent un pari tactique consistant à faire enfler le candidat non déclaré en espérant faire dégonfler la candidature de Marine Le Pen(2). Les voix d’extrême droite ainsi divisées, aucun des deux candidats ne parviendrait à se hisser au second tour, laissant une potentielle lueur d’espoir pour une finale avec une candidature de gauche face à Emmanuel Macron.

Or, la manœuvre est si bien engagée que la proto-candidature du polémiste commence à prendre l’avantage sur celle du Rassemblement National(3). Elle absorbe effectivement une partie des sympathisants du RN ; mais elle est surtout en train d’attirer de nouveaux électeurs ainsi que l’électorat de la droite traditionnelle obligeant cette dernière à monter d’un cran dans la surenchère des thèses d’extrême droite. L’échiquier politique et médiatique ne se droitise plus, il joue carrément sur le plateau de l’extrême droite. Au final, l’addition des deux candidatures du bloc d’extrême droite enfle toujours et nous place devant un risque de report des voix énorme dans le cas où l’une des deux candidatures n’irait pas à son terme… Mais les jeux ne sont pas faits et l’essentiel de la campagne est encore devant nous.

Toutefois, tout cet effet autour de la présumée candidature produit in fine un renforcement idéologique et organisationnel du bloc d’extrême droite qui pourrait s’installer durablement sur le terrain. Certaines organisations politiques, parce qu’elles sont détachées des mouvements sociaux et éblouies par les seules perspectives électorales, en viennent parfois à établir des paris tactiques nauséeux et douteux qui peuvent dégrader durablement les rapports de force des acteurs de terrain, affaiblir les luttes menées quotidiennement entre deux scrutins et, en définitive, sacrifier les conditions de production de leur propre électorat.

Les enseignements sur la vague du bloc d’extrême droite sont donc probablement moins à chercher du côté de sa propre force que du côté de la faiblesse du camp progressiste, dans le positionnement tactique face aux échéances électorales, mais surtout dans l’absence de vision stratégique globale de long terme, qui inclurait tous les acteurs et les espaces de luttes pour faire aboutir leur projet émancipateur.

Les courants de fond

Il existe aussi des conditions sociales et matérielles préalables qui permettent d’éclairer la raison pour laquelle les discours et les idées de l’extrême droite parviennent à s’ancrer dans une part toujours plus importante de la population.

Aucune idée ne peut germer dans le corps social sans le terreau adéquat. La drôle de plante que représente la candidature du polémiste nous permet donc de remonter à la racine pour tenter de comprendre les caractéristiques de notre sol.

La question est donc plutôt à prendre dans son ensemble : comment expliquer l’attraction des masses vers ces thèses politiques ? Comment en sommes-nous venus à cette société qui produit ce terreau de sympathisants d’extrême droite ? Quels sont les manquements des organisations politiques progressistes dans ce panorama ? Comment avons-nous généré ce qui dégénère ?

L’identité

Comme le relevait judicieusement Nicolas Goñi, un des éléments clés se situe dans la réponse à la demande identitaire. La droite traditionnelle et l’extrême droite se sont largement saisies des questions identitaires, culturelles ou encore religieuses pour répondre à des besoins de reconnaissance et d’existence sociales et politiques dans un monde marqué par un délitement des appartenances collectives. Mais le rôle de l’identité dans cette affaire ne se cantonne pas qu’aux débats sur les caractéristiques ethnoculturelles des individus. Notons aussi que cette quête identitaire se développe dans un contexte et dans des couches de la population qui sont particulièrement marquées par le mépris du pouvoir politique envers toutes les identités sociales (professionnelles, territoriales, générationnelles…) qui ne contribuent pas pleinement au projet de la start-up nation. L’identité doit aussi se comprendre dans sa relation avec le projet de société, dans sa fonction politique, définie par l’appartenance à une communauté d’individus qui lient leur destin à une œuvre collective transformatrice projetée dans l’action ; comme une embarcation qui brave les tempêtes des enjeux économiques, sociaux et écologiques colossaux qui s’ouvrent devant nous. L’absence de grands discours fédérateurs et émancipateurs sur l’avenir ne fait qu’accentuer lclimat anxiogène qui se console dans la quête d’une identité commune bâtie sur l’invocation d’emblèmes du passé.

C’est une sorte de repli sur le sujet, sur l’agentivité, un peu à l’image des collectifs ayant perdu le cap de leur projet qui constitue leur raison d’être et qui finissent par se recroqueviller sur les jeux relationnels internes (tensions interpersonnelles, jeux de pouvoir, création de boucs émissaires, instrumentalisation des symboles, création de rituels, marquage à outrance de l’intégrité dans les relations extérieures, débats permanents et indémêlables sur les questions de fonctionnements…).

Toutes ces problématiques qui se manifestent dans les collectifs en perte de vitesse et qui se déplacent irrémédiablement vers la question “qui ?” (la caractérisation de la communauté) ayant perdu la réponse à la question “quoi ?” (la caractérisation du projet “commun” qui fonde la communauté). Les interventions d’Eric Zemmour sont assez caractéristiques de cela. Intarissable sur la caractérisation de la communauté et l’Histoire qui par définition est “passée” ; il élude avec malaise les questions sur les enjeux sociétaux, économiques, diplomatiques et climatiques qui sont “à venir”. À l’extrême droite, Jean Marie Le Pen n’est donc pas le seul à voir l’avenir d’un mauvais œil et le passé du bon. Pire, le polémiste a visiblement choisi de l’observer au travers d’une lunette d’un fusil de précision.

La balançoire à bascule

Mais la réponse essentielle aux raisons de l’engouement des thèses d’extrême droite provient de la mécanique produite par la corrélation entre les options stratégiques des forces libérales et des forces d’extrême droite.

La droite libérale crée une conjoncture favorable au développement de problématiques sociales, économiques, démocratiques et écologiques qui impactent très directement les conditions de vie et les perceptions de nos sociétés. Délocalisations, licenciements, privatisations, raréfaction des services publics, crise de la démocratie représentative, extractivisme, catastrophes “naturelles”, perturbation des écosystèmes… Les politiques climaticides et antisociales menées depuis des décennies placent les populations dans la privation et dans des postures offensives au cœur d’une mise en concurrence généralisée du tous contre tous. La globalisation libérale creuse la misère matérielle des peuples qui devient alors le réceptacle des thèses de l’extrême droite. Or, ces thèses n’ont absolument aucune intention d’affronter les problématiques sociales, économiques, démocratiques et climatiques qui sont à la source. Bien au contraire.

Avec une crispation autoritaire, une non-intervention dans la transition écologique globale, un retour à des schémas passéistes focalisés sur les questions identitaires, culturelles et religieuses, l’extrême droite propose une fuite en arrière alors que nos sociétés ont rendez-vous avec l’Histoire.

Cette configuration fait aussi le jeu des forces libérales plus ou moins teintées de keynésianisme. Brandissant la menace de l’extrême droite, elles trouvent dans le reste du spectre politique des appuis de circonstances pour bâtir des fronts républicains permettant de se maintenir au pouvoir.

Plus la menace du bloc est réelle, plus le schéma fonctionne et plus les politiques libérales ont de champ pour être poursuivies. Dans cette configuration, l’extrême droite est aux forces libérales, ce que Bayer est à Monsanto. Elles s’autoalimentent et participent, de concert, au maelström qui aspire les masses populaires. Chacune profite du poids de l’autre pour tenter de s’élever.

Mais à ce jeu de balançoire à bascule, ce sont irrémédiablement les masses populaires qui encaissent les douleurs.

Les raisons permettant d’expliquer l’essor de l’extrême droite hexagonale sont nombreuses et se situent à différents niveaux ; du rôle des personnalités de premier plan, en passant par les jeux organisationnels, jusqu’aux facteurs structurants. L’envolée d’Éric Zemmour est le résultat d’une configuration spécifique. Elle doit néanmoins nous alerter sur les facteurs qui, dans l’Hexagone comme sur notre territoire, doivent interpeller les acteurs militants. Dans la seconde partie de cet article, je reviendrai donc plus longuement sur quelques éléments clés qui constituent au Pays Basque Nord un rempart au développement des thèses d’extrême droite.

(1)   Nicolas Goñi, Identités souveraines contre rétrotopies identitaires , Enbata, novembre 2021, no 2375, p. 16‑17.

(2) Tactique totalement assumée par Jean-Luc Mélenchon dans son choix de débattre avec Eric Zemmour le 23 septembre 2021.

(3) Même si les sondages restent à prendre avec la plus haute prudence, et particulièrement au sujet des forces d’extrême droite, que ce soit vers un scénario surévalué ou, au contraire, sous-évalué.

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