Né en 1958 à Elgoibar, Arnaldo Otegi, prisonnier politique depuis cinq ans sous le numéro 8719600510 dans le cadre de l’affaire Bateragune, est l’acteur majeur de la sortie de la lutte armée au Pays Basque. Enbata.info publie un deuxième extrait de la riche réflexion du leader de la gauche abertzale délivrée à Berria le 27 octobre dernier.
Quel regard portez-vous sur la gauche abertzale aujourd’hui après ces réflexions et discussions internes ?
L’analyse menée au cours des dernières et longues décennies m’amène à la conclusion suivante : la gauche abertzale jouit d’une énorme capacité à bousculer l’échiquier politique et susciter un immense espoir auprès de notre peuple. Mais, par la suite, elle éprouve d’énormes difficultés à s’adapter à cette nouvelle donne politique et à travailler de manière cohérente. Des forces d’inertie surgissent toujours pour répondre aux situations nouvelles avec d’éternels schémas du passé.
Pourriez-vous préciser ?
Par exemple, nous avons une énorme tendance à toujours utiliser des schémas politiques, des modèles d’organisation ou des modes de direction issus de modèles anciens alors que
cela n’est tout simplement pas possible si, tout du moins, nous voulons obtenir de ces stratégies et de ces nouvelles donnes politiques le bénéfice politique dont nous avons besoin. Si,
en son temps, le changement de stratégie a provoqué une première révolution, il faut maintenant affronter la seconde : celle qui amènera un changement de notre culture politique ; parce c’est uniquement ainsi que nous élaborerons un projet indépendantiste rénové et obtiendrons l’adhésion d’une majorité sociale au Pays Basque. Je sais qu’une réflexion sur
ce sujet est menée à Sortu, et je suis sûr qu’elle portera ses fruits.
La gauche abertzale a décidé de manière unilatérale de mener plus avant le processus. Cela n’entraînera-t-il pas un choc face à l’obstination de l’Espagne et de la France?
C’est le choc démocratique qui constitue le moteur du processus. Y a-t-il quelqu’un pour croire que nous parviendrons à nos objectifs sans choc ou sans lutte ? J’irai plus loin : l’objectif
de notre stratégie historique était de négocier avec l’Etat afin d’obtenir un cadre démocratique dans lequel seraient reconnus nos droits nationaux et démocratiques. Je pense que le temps est venu pour que nous nous mettions à penser que nous devrons mener le processus de libération, intégralement et jusqu’à son terme, sans attendre d’arriver à un accord avec l’état.
La gauche abertzale est investie dans le travail institutionnel, à tous les niveaux. Y voyez-vous un risque d’usure du capital militant et de sa volonté de changer la société ?
J’ai lu un jour cette phrase de Lénine : “Faire de la politique c’est comme marcher au bord d’un précipice”. Pour nous et tous ceux qui veulent changer le monde, l’activité politique
engendre de nombreux risques. Je pense qu’il existe deux antidotes puissants contre ces risques. D’une part, tout en restant conscients que le travail institutionnel est très important et
nécessaire, nous ne parviendrons pas à nos objectifs nationaux et sociaux uniquement par le travail que nous menons dans ce domaine. Et, d’autre part, il nous est absolument nécessaire de créer et de construire un contre-pouvoir citoyen (au niveau syndical, écologiste, féministe, culturel…) pour nous débarrasser de tous risques d’assimilation de la politique classique.
Autonomes ?
Ces contre-pouvoirs nécessitent une autonomie totale et un espace infini pour la critique, car c’est seulement ainsi qu’ils seront efficaces. C’est uniquement grâce à ces antidotes que
nous aurons la garantie que ce qui est réalisé tant au niveau institutionnel que des luttes populaires s’accordera pour construire, en résumé, une société libre, cultivée et socialement très évoluée.
Que pensez-vous du travail qu’est en train de mener EH Bildu – Sortu au niveau institutionnel ?
J’ai toujours apporté soutien, respect et admiration aux personnes qui mènent ce travail. Cela ne veut pas dire –et ils le savent— que je ne sois pas critique avec certaines des décisions
qui ont été prises, ou certains styles et modes de gestion. Mais moi je suis en prison et eux travaillent, et je suis aussi conscient de cela. Pour autant, ce n’est pas ce que je pense qui est leplus important : le plus important c’est ce que pense la société, c’est à elle que revient de juger notre travail. Nous qui voulons changer la société, pour savoir si nous faisons du bon ou du mauvais travail institutionnel, nous n’avons qu’à répondre à une simple question : les gens ont-ils vu un changement au niveau des institutions que nous gérons, dans la politique du logement, par exemple ? Le social ? La culture ? Le processus de participation citoyenne ? C’est là que nous jouons notre crédibilité en tant qu’alternative d’évolution. C’est là, la clé.
Selon vous, quels sont les principaux enjeux de la gauche abertzale pour la période politique à venir au Pays Basque?
L’autre axe est la crise structurelle de l’Etat espagnol, au cours de laquelle toutes les bases du modèle mis en place durant la transition sont remises en question. Dans ce contexte, il est
très clair pour moi que le projet de libération élaboré par le peuple durant le franquisme a amené une phase à son terme. Nous devons donc, maintenant, faire revenir ce projet au
peuple et, avec lui, rêver, discuter et construire le projet indépendantiste et socialiste rénové correspondant au contexte de ce début de XXIe siècle. Du fait de la dimension stratégique
de ce débat, il faut le faire sortir des structures fermées et le mener dans les villages, avec le peuple car maintenant, plus que de cohésion, c’est d’espoir et de passion dont nous
avons besoin pour mener la lutte.
Pourriez-vous amener quelques précisions sur votre proposition?
Je me base sur le processus de création de Herri Batasuna – lorsque le mouvement se structurait dans chaque ville, qu’il défendait la philosophie du « meilleur maire c’est le peuple »,
lorsqu’il fit le choix en faveur de l’unité populaire… J’ai lu récemment des déclarations d’Hasier Arraiz qui considère que, plus que l’organisation de Sortu, c’est celle du front large
qu’il est vraiment important de réussir. Je suis d’accord. Et ce front large ne peut perdre sa pluralité, ses différentes cultures internes et, surtout, son modèle de fonctionnement démocratique, où les décisions sont prises par tous les militants. C’est seulement ainsi que nous parviendrons à créer de manière pérenne et durable ce front large. Si quelqu’un demandait aujourd’hui quel était l’objectif que nous poursuivions en changeant de stratégie, je lui répondrais de la manière suivante : au niveau national, le processus qui est en train d’être mené en Catalogne, et, au niveau politico-idéologique ou pour le modèle d’organisation, celle qui fut mise en place par Herri Batasuna en 1978.
Le PNB a reproché à la gauche abertzale la sortie du cycle politico-militaire sans compensation, pour n’avoir pas su saisir les opportunités qui se sont présentées. Cette critique doit-elle être prise en compte ?
Je n’ai aucun problème pour reconnaître que nous avons commis des erreurs durant les processus auxquels j’ai pris part (Lizarra, Loiola). Et je ne mets cette responsabilité sur le
dos d’aucune autre personne, c’était la mienne. Que les choses soient bien claires. Ceci étant dit, mon souci est le suivant : que cherche le PNB en disant cela ? Créer des tensions
entre nous ? Ou que nous aussi nous nous mettions à critiquer durement la position du PNB durant ces dynamiques passées ? Je le répète : le temps est venu de regarder vers
l’avant et plus en arrière. De ce point de vue, la lettre publiée par Ibarretxe et Iñigo Iruin est non seulement louable, mais en plus, à mon sens, exemplaire. C’est la voie à suivre.