Chemins vers l’indépendance (2) La crise yougoslave

Yougoslavie

Deuxième partie de l’article : Chemins vers l’indépendance (1)

La commission Badinter a jeté les bases juridiques d’une reconnaissance par l’Europe de nouveaux États et de la place essentielle des référendums pour l’accession à l’indépendance.

J’avais dans ma chronique précédente donné quelques éléments de contexte sur les processus d’indépendance qui s’étaient déroulés dans le contexte de la décolonisation.

Lors de l’effondrement du bloc soviétique, l’Europe s’est retrouvée dans un contexte inédit : les six républiques qui composaient la République Fédérative Socialiste de Yougoslavie ainsi que l’ancienne province autonome du Kosovo ont déclaré leur indépendance (lire ci-dessous). Ajoutons à cela l’apparition en 1990-91 de quinze nouvelles républiques issues de l’ex-URSS et l’on obtient un beau casse-tête pour l’Union Européenne (UE).

Devait-elle reconnaître ces nouveaux États ? Et selon quelle base juridique ?

Nouveaux cas de figure

Le Droit International qui avait permis de gérer les indépendances issues de la décolonisation n’était pas adapté à ces nouveaux cas de figures. Si les processus indépendantistes d’alors se réclamaient du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », ils pouvaient également s’appuyer sur un cadre juridique sans ambiguïté comme la « déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux » (résolution 1514 de l’ONU). Or ce cadre ne pouvait pas s’appliquer aux États issus de la RFSY ou de l’URSS. L’ONU a en effet toujours été très claire sur le fait que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ne devait aucunement être compris comme un « droit à la sécession » : « pour autant qu’il s’agisse de faire sécession d’un État membre, l’attitude des Nations Unies est sans équivoque », avait précisé le secrétaire général U Thant en 1970, « en tant qu’organisation internationale, l’ONU n’a jamais accepté, n’accepte pas, et je pense n’acceptera jamais un principe de sécession d’une partie d’un de ses États membres ».

L’UE était donc coincée entre un droit international qui défendait l’intégrité territoriale de ses États membres et la réalité sur le terrain qui semblait indiquer que ce n’était plus une option viable.

Comme l’explique J. Almqvist dans son article l’UE et la reconnaissance de nouveaux États, ce sont « des considérations pragmatiques dictées par des impératifs de paix et de sécurité » qui ont caractérisé la politique de l’UE ; « de manière radicale, l’orientation générale était que ces objectifs avaient plus de chances d’être atteints si les processus de création de nouveaux États étaient soutenus plutôt que supprimés ».

Ainsi, malgré les mises en garde de l’ONU, l’UE adopta le 16 décembre 1991 des « lignes directrices sur la reconnaissance de nouveaux États en Europe orientale et en Union soviétique » : les États en faisant la demande avant le 23 décembre seraient reconnus le 15 janvier 1992 après examen par une commission d’arbitrage, la commission Badinter. La commission Badinter rendit comme convenu son arbitrage : « « Oui » à la Slovénie, « oui » à la Macédoine, « non » à la Bosnie- Herzégovine. Quant à la Croatie, elle est priée de revoir un peu sa copie... », résumait Le Monde à l’époque.

Le cas de la Slovénie, ethniquement homogène, était assez simple ; la Macédoine, multiethnique, avait quant à elle donné suffisamment d’assurances sur le respect des droits des minorités, contrairement à la Croatie qui restait un peu floue sur ce sujet. Enfin, le dossier de la Bosnie n’était pas acceptable puisque la grosse minorité serbe (32 % de la population) avait manifesté son opposition à la déclaration d’indépendance qui ne pouvait donc « pas être considérée comme pleinement établie ».

Pour lever cette ambigüité, la commission Badinter suggéra l’organisation d’un référendum ; on peut voir là l’origine de la place centrale qu’occupe aujourd’hui le référendum dans les processus d’indépendance.

Droit des minorités

La commission Badinter s’est donc appuyée sur le droit des minorités pour la reconnaissance de nouveaux États. Un droit qui n’est pas synonyme de droit à l’indépendance. Il n’a ainsi jamais été question de reconnaître la « république serbe de Krajina » ni la « république Srpska » créées respectivement en 1991 et 1992 par les minorités serbes de Croatie et de Bosnie. Si ce refus avait évidemment des motivations politiques, il a trouvé une assise juridique avec le « principe des frontières de Badinter » qui s’est formalisé à cette époque, comme l’explique P. Radan dans son article Les frontières internationales post-sécession. Ce principe peut s’énoncer ainsi : « quand une composante d’un État fédéral accède à l’indépendance, les frontières fédérales se transforment en frontières internationales du nouvel État ». On peut également remarquer que les positions de la commission Badinter, et donc de l’UE, relèvent de la « thèse constitutive » selon laquelle un État existe si et seulement, s’il a été reconnu comme tel. Comme l’explique J. Almqvist, la reconnaissance n’était jusqu’alors accordée qu’à des entités qui avaient prouvé être capables d’administrer leur territoire — même si cette exigence n’a pas toujours été respectée lors des décolonisations. En accordant le statut d’État à des entités dont les gouvernements ne contrôlent qu’une partie du territoire national, on prend le risque de créer des « fictions légales ». Ce fut le cas avec la Bosnie- Herzégovine, mais également avec le Sud-Soudan qui a plongé dans la guerre civile très vite après son indépendance en 2011, pourtant obtenue après une sécession consensuelle du Soudan et un référendum remporté à 98 % en 2005.

Critère clair

La commission Badinter n’est donc pas parvenue à fournir un critère clair pour la reconnaissance de nouveaux États. Une autre occasion manquée est, selon J. Almqvist, l’avis consultatif de la Cour Internationale de Justice de 2010 sur le cas du Kosovo. Cet avis s’est en effet contenté d’affirmer que la déclaration d’indépendance du Kosovo, faite sans référendum en 2008, « ne viole pas le droit international car il n’y a pas de loi internationale stipulant une « interdiction des déclarations d’indépendance » ». C’est donc sans base juridique qu’une partie de la communauté internationale (100 membres de l’ONU sur 193) reconnaît à ce jour l’État du Kosovo alors qu’une autre s’y oppose en arguant souvent, comme l’Espagne, que cela constituerait un précédent pour la reconnaissance d’autres sécessions. Les processus d’indépendance yougoslaves ont donc été très variés. Pour y faire face, l’Europe a tenté de développer une nouvelle base juridique qui généralise l’usage du référendum comme étape nécessaire à la reconnaissance officielle de tout nouvel État. L’exemple du Kosovo montre cependant que le « principe des frontières de Badinter » qui a émergé durant la crise yougoslave est trop rigide. Il révèle surtout le problème que la commission Badinter avait essayé de cacher sous le tapis : en refusant de remettre en cause les frontières des anciennes républiques yougoslaves, la commission s’était économisée la peine de définir quels peuples peuvent légitimement revendiquer leur indépendance. En généralisant l’usage du référendum, elle a prétendu s’en remettre au peuple, mais en refusant de s’attaquer au problème de la définition du corps électoral. Les cas du Sahara-Occidental ou de la Nouvelle Calédonie, entre autres, sont là pour rappeler que c’est pourtant un enjeu fondamental. Je reviendrai dans ma prochaine chronique sur les possibilités qui s’offrent dans ce contexte aux nations sans État dans leur quête de souveraineté.

 

RAPPELS HISTORIQUES

En 1990, dix ans après la mort de Tito, les relations entre les six républiques composant la République Fédérative Socialiste de Yougoslavie (RFSY) étaient exécrables.

La Slovénie et la Croatie revendiquaient davantage d’autonomie et s’opposaient à la Serbie qui souhaitait renforcer l’État fédéral. Elles déclarèrent leur indépendance le 25 juin 1991, suivie par la Macédoine du Nord le 8 septembre 1991, puis par la Bosnie le 1er mars 1992.

Chacune de ces déclarations d’indépendance fut précédée d’un référendum et suivie de tensions, voire de conflits armés, notamment en Croatie et en Bosnie-Herzégovine où les affrontements ne prirent fin qu’en 1995.

À la suite de ces déclarations d’indépendance, il ne restait plus que les républiques de Serbie et du Monténégro dans la RFSY. Elles proclamèrent en avril 1992 la création de la République Fédérale de Yougoslavie, dirigée par Slobodan Milosevic jusqu’à son renversement en 2000. Renommée Communauté d’États Serbie-et-Monténégro en 2003, elle fut dissoute en 2006 quand le Monténégro proclama son indépendance. En adoptant quelques jours plus tard une déclaration faisant de l’État serbe le « successeur » de l’ancien État commun, le parlement serbe reconnaissait de facto l’indépendance du Monténégro et actait la création de la République de Serbie.

La troisième et dernière phase de cette série de créations d’États issus de l’ex-Yougoslavie, fut la proclamation d’indépendance du Kosovo. Province autonome de la République de Serbie peuplée à plus de 90 % d’Albanais. Le Kosovo avait organisé en 1991 un référendum d’indépendance remporté à 99,98 % après que Milosevic avait mis fin à l’autonomie de la province ; l’indépendance fut déclarée dans la foulée sans être toutefois reconnue par la communauté internationale. Après une guerre avec la Serbie de Milosevic en 1998-99, le Kosovo se retrouva dans une situation ambigüe et finit par déclarer unilatéralement son indépendance en 2008. Une indépendance qui fait toujours débat au sein même de l’UE.

 

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