Chypre n’a peut-être jamais été aussi proche de la réunification depuis 1974 et l’occupation par la Turquie de la partie nord de l’île. Elle avait loupé le coche en 2004 lorsque les Chypriotes grecs avaient refusé par referendum un plan proposé par l’ONU. Voici les raisons du rapprochement en cours.
Au lendemain de l’occupation de la partie nord de Chypre par les forces turques, la partie sud de l’île avait intégré seule l’Union Européenne et la République Turque de Chypre Nord (RTCN), qui avait pourtant approuvé le plan de réunification, s’était vu condamnée à rester un paria international reconnue par la seule Turquie.
Jamais auparavant les deux parties de l’île n’ont été gouvernées par deux présidents aussi engagés en faveur de la réunification. Nicos Anastasiades, le président de la République de Chypre, et Mustafa Akinci, son homologue en RTCN, sont en effet d’accord pour discuter la création d’un état fédéral à deux zones. Ce rapprochement politique résulte d’une convergence d’intérêts évidente. La réunification permettrait en effet à la RTCN d’abandonner ses hardes de paria international pour la tenue clinquante de membre de l’UE, mais elle serait également bénéfique à la partie grecque. Deux ans à peine après une crise qui a vu ses banques s’effondrer, la République de Chypre est parvenue à quitter la zone rouge.
La réunification permettrait à son économie de décoller en lui ouvrant les portes du marché turc, et elle favoriserait le tourisme. Elle faciliterait également l’exploitation des importantes réserves gazières découvertes au large de l’île, puisqu’en vertu des accords en vigueur, la question des hydrocarbures est de nature fédérale – et donc en pratique ingérable tant que la partition perdurera. Selon une étude récente, la réunification signifierait pour les Chypriotes grecs un accroissement du revenu par habitant de 1.700 euros par an dès les cinq premières années.
Gouvernance et compensations
Bien entendu, de nombreuses questions épineuses doivent encore être réglées. Il faudra un consensus sur la gouvernance, des ajustements territoriaux et surtout, il faudra régler de nombreux litiges sur les droits de propriété et prévoir des compensations pour les dizaines de milliers de personnes des deux camps qui avaient dû abandonner leur maison et leurs biens lors de la partition. L’évaluation du montant de ces compensations et leur financement ne sera pas chose facile.
Mais ce n’est pas tout : il faudra aussi se pencher sur le sort des 250.000 colons turcs qui se sont installés en RTCN au cours des 40 dernières années et qui sont en grande majorité opposés à la réunification. Et du côté grec de l’île, il faudra contrôler les provocations des néonazis d’ELAM (proche d’Aube Dorée en Grèce).
Enfin, le triste exemple de 2004 est là pour rappeler que l’approbation par référendum n’est pas une formalité, et qu’il faudra faire preuve de pédagogie.
Un autre aspect à prendre en compte est l’attitude des “parrains” des deux parties de l’île, la Grèce et la Turquie. Si Athènes soutient la réunification, elle demande le retrait total des troupes turques stationnées en RTCN (environ 35.000 hommes), ce qui semble peu probable. La Turquie multiplie quant à elle les signes positifs. Le premier ministre turc a par exemple publié sur son compte Facebook une photo de lui en compagnie du président chypriote grec, ce qui était impensable il n’y a pas si longtemps. Dans le même esprit, la Turquie a levé certaines des restrictions qu’elle imposait sur plusieurs zones militaires de l’île. Bien entendu, cette attitude conciliante n’est pas exempte de calcul politique…
En échange d’un contrôle plus strict de ses frontières, le président turc Erdogan a obtenu le 29 novembre la réouverture des négociations sur le rattachement de la Turquie à l’Union européenne.
Par son soutien à la réunification, Erdogan entend écarter la menace d’un veto chypriote qui ruinerait ses efforts. Le président turc s’est d’autant plus facilement rallié à la réunification que la RTCN vit sous perfusion aux dépens de la Turquie. Au sens figuré comme au sens propre d’ailleurs, puisqu’un gigantesque pipeline sous-marin a été ouvert en octobre dernier pour acheminer de l’eau douce depuis la Turquie jusqu’à la RTCN.
Si Athènes soutient la réunification,
elle demande le retrait total
des troupes turques stationnées en RTCN
(environ 35.000 hommes),
ce qui semble peu probable.
La Turquie multiplie quant à elle
les signes positifs.
De l’eau dans le gaz
Les écologistes des deux camps se sont opposés à ce projet qui augmentera la dépendance à l’eau au lieu de la contrôler, mais ce ne sont pas les seuls ! Les hypriotes grecs y voient une manière pour la Turquie de maintenir son influence sur l’île, et leurs voisins du nord sont encore plus remontés. En effet, Erdogan souhaite imposer une gestion privée (mais certainement pas transparente !) pour la répartition et la vente de l’eau du pipeline, alors que le gouvernement de M. Akinci souhaite que les municipalités s’en chargent. Le désaccord est tel que la Turquie n’a pas reconduit son protocole d’aide à la RTCN qui n’a pas pu verser le 13èmemois ni les retraites des fonctionnaires. Cette situation affaiblit M. Akinci qui pourrait être contraint d’organiser des élections anticipées susceptibles de mettre en péril le processus de réunification.
Pour éviter ce scenario catastrophe, on assiste à un impressionnant ballet diplomatique avec les visites de John Kerry, de Sergei Lavrov et de leurs homologues anglais et allemands, qui font assaut de générosité. Car, comme l’ont rappelé les deux présidents chypriotes dans une déclaration commune, “un accord juste et durable à Chypre serait un exemple pour les pays alentours”. Cette noble perspective est pour le moment hypothéquée par une question d’une affligeante trivialité ainsi résumée par un opposant turc : Erdogan sacrifiera-t-il “la possibilité d’un accord à Chypre afin d’assurer le marché de la distribution et de la vente de l’eau à un industriel proche de lui” ?