La division de Chypre est l’un des plus vieux contentieux diplomatiques d’Europe, dont le continent a fini par s’accommoder. Mais les appétits suscités par la découverte de gigantesques réserves de gaz et les tensions qu’ils génèrent entre la République de Chypre et la Turquie, qui occupe le nord de l’île depuis 1974, nous forcent à y prêter attention.
Même s’il s’agit certainement d’une fanfaronnade, il est difficile de ne pas s’inquiéter quand le président turc Erdogan menace de “détruire” les plans des Chypriotes grecs, “de la même manière [qu’il] détruit ceux qui ont fait de mauvais calculs à la frontière sud de la Turquie”, se référant explicitement à son opération militaire d’Afrin en Syrie.
Pourtant, il n’y a de cela que quelques mois, la réunification de l’île semblait à portée de main. Des négociations à cet effet avaient été rouvertes en 2015 sous l’égide de l’ONU dans un contexte très favorable puisque les Présidents des deux entités politiques chypriotes (la République de Chypre qui a intégré l’UE en 2004, et la République Turque de Chypre Nord, reconnue uniquement par la Turquie) étaient de fervents partisans de la réunification.
En juillet dernier, une conférence internationale avait été convoquée à Crans-Montana, en Suisse, pour que les leaders des deux parties de l’île ainsi que les trois “puissance garantes” de l’équilibre constitutionnel de Chypre (Royaume-Uni, Grèce et Turquie) finalisent un accord de réunification.
Volonté de réunification
Malheureusement, et un peu à la surprise générale, aucun consensus n’a pu être trouvé sur les questions territoriales et relatives à la sécurité, et le sommet de Crans-Montana s’est soldé par un échec. En particulier, aucun compromis n’a été possible entre la volonté de la Turquie de maintenir des troupes sur l’île et de conserver son statut de “puissance garante” et l’exigence des Chypriotes grecs d’un départ immédiat des soldats turcs et de la disparition du statut de “puissance garante”. Malgré cet échec, les élections qui viennent de se dérouler en République de Chypre confirment la volonté de réunification, et il en est de même dans la partie turque de l’île. On note par ailleurs la montée de tensions entre les Chypriotes turcs et Ankara, accusée de vouloir museler la société et d’utiliser la colonisation comme une arme politique et religieuse. Un exemple récent a particulièrement frappé les esprits. Afrika, une revue chypriote turque avait publié en janvier un article intitulé “Une nouvelle occupation pour la Turquie” pour dénoncer l’opération militaire turque contre les Kurdes de Syrie.
Si Erdogan se montre si susceptible,
c’est que la découverte de ces gisements
rend possible l’émergence d’une alliance
qui regrouperait l’Egypte, Israël, Chypre et la Grèce
et qui pourrait compromettre la position stratégique de la Turquie.
Erdogan a aussitôt dénoncé un article “immoral et honteux” et appelé ses “frères” à répondre. Bilan: 500 personnes, menées par les ultra-nationalistes turcs des Loups Gris, ont saccagé le local du journal. On peut donc comprendre que beaucoup de Chypriotes turcs espèrent avec la réunification mettre à distance un “protecteur” turc de plus en plus encombrant… Cette bonne disposition de la population de l’île à l’égard de la réunification ne suffira malheureusement pas car le sort de Chypre est devenu est enjeu régional majeur. En effet, la découverte de gigantesques gisements de gaz au large de l’Egypte, du Liban, d’Israël et de Chypre est susceptible de bouleverser la géopolitique énergétique de la région. L’Europe et la Turquie y voient notamment une opportunité de réduire leur dépendance au gaz russe. Cette découverte avait tout d’abord été perçue comme un atout en faveur de la réunification.
Particulièrement éprouvée par la crise financière de 2013, Chypre pouvait grâce à ces nouvelles ressources espérer une certaine autonomie financière. Il suffisait pour cela de s’entendre sur le partage des bénéfices escomptés. Mais ce n’a pas été le cas…
Nouvelle alliance
Les Chypriotes grecs s’estiment en droit d’exploiter le gaz dans leurs eaux territoriales, et personne ne le leur conteste à part la Turquie qui ne reconnaît pas la République de Chypre.
Et inversement, la République Turque de Chypre Nord n’étant reconnue par aucun pays (à part la Turquie), elle ne peut pas s’appuyer sur le droit international pour prétendre à des eaux territoriales dans lesquelles elle pourrait prospecter à sa guise. Ce n’est cependant pas le genre de détail propre à dissuader Erdogan qui a envoyé en février deux navires de guerre pour empêcher une opération de forage de la compagnie italienne ENI mandatée par le gouvernement chypriote : “espérons que ce soit instructif pour ceux qui voudraient agir unilatéralement”, a-t-il commenté avant de menacer de faire de même avec Exxon Mobil. Si Erdogan se montre si susceptible, c’est que la découverte de ces nouveaux gisements rend possible l’émergence d’une nouvelle alliance qui regrouperait l’Egypte, Israël, Chypre et la Grèce et qui pourrait compromettre la position stratégique de la Turquie, qui est actuellement un noeud important du réseau d’acheminement du gaz.
De fait, le ton monte dangereusement avec la Grèce et plusieurs accrochages ont déjà eu lieu, pour ne pas parler du combat de coqs que se livrent les dirigeants des deux puissances : “les Grecs et les Chypriotes grecs font moins les malins quand ils voient les navires et avions de guerre turcs s’approcher” plastronne Erdogan sans impressionner le ministre de la Défense grec qui menace “d’écraser” toute incursion turque et ordonne l’envoi de 7.000 soldats supplémentaires à la frontière.
Difficile, dans ces conditions, de discuter sereinement de la réunification de l’île…