Quelle est la place de l’Histoire dans les commémorations ? A l’heure où le Pays Basque s’apprête à célébrer le demi-millénaire de deux événements de son histoire, il est salutaire d’en souligner les enjeux et les résonances.
En ce mois d’août 2022, nous voici à la mi-temps de deux commémorations historiques bien différentes : en juillet, celle d’une défaite à Amaiur et en septembre, celle du retour d’Elkano. Deux événements survenus tous deux voici 500 ans et qui posent d’insondables questions, notamment pris dans l’ensemble plus vaste de tous les faits historiques rattachés de près ou de loin à la problématique géopolitique basque.
Quelle nation ?
En effet, ces événements sont souvent considérés comme des moments forts de l’histoire du Pays Basque, avec d’un côté une résistance militaire héroïque que l’on relie allègrement à celle d’aujourd’hui, et de l’autre l’exploit d’un navigateur bien basque au coeur de l’ère des grandes découvertes. Chacun à son niveau occupe une place dans le récit historique de notre peuple, je dirais même une fonction en représentant autant de jalons dans une continuité nationale. Or, à partir du moment où l’on recherche dans le passé les traces, probantes ou supposées, d’une nation, on finit toujours par tutoyer plusieurs risques dont bien sûr celui de l’anachronisme. Les Basques ne seraient certes pas les seuls à prendre ce risque, il s’agit même, bien au contraire, d’une pratique généralisée : la France, l’Espagne, tous les États-nations ainsi que les nations sans État ont recours à la ficelle commode de s’approprier l’histoire à leur service. Parfois jusqu’au ridicule, les antiques Gaulois étant ainsi écartelés entre les généalogies de plusieurs nations contemporaines, notamment française, allemande ou belge, et ce même depuis Michelet ou Fichte. En France, du dimanche de Bouvines à Rocroi en passant par l’iconique Jeanne d’Arc, qui sera assez audacieux pour affirmer que s’exprimait là une nation ? Des sujets du roi de France, assurément ; mais des “Français”, épris d’un sentiment d’appartenance commune à cette idée si particulière de “Patrie”, certainement pas.
De la même manière, Elkano serait bien surpris s’il apprenait qu’il faisait partie d’une nation basque (ou navarraise) unissant sept provinces en lutte contre la France et l’Espagne pour leur indépendance. Idem pour les combattants d’Amaiur. Tous étaient d’abord originaires de “chez eux” (village, vallée), sujets conscients de leurs princes (seigneur local ou roi, cela variant selon les lieux et les époques), mais n’avaient aucune idée d’appartenance à une communauté plus large à l’exception toutefois de l’ecclesia chrétienne.
On le sait depuis longtemps maintenant, mais beaucoup feignent encore de l’ignorer, le concept de nation tel qu’usité aujourd’hui n’existait pas à l’époque. On débattra encore longtemps du moment où il germa, progressivement d’ailleurs, mais il est sûr que sa diffusion à un niveau significatif au sein des populations ne commencera qu’au XIXe siècle. L’histoire d’un pays est rarement synonyme d’histoire d’une nation…
Effacer le passé ?
Dans ce débat, tout le monde est donc à mettre dans le même panier. Mais la question va aujourd’hui encore plus loin avec les débats entourant le maintien de certains noms de rues ou de quartiers, de certaines statues, au regard du rôle joué par le personnage en question, dans l’esclavage par exemple. Question passionnante, mais dont la réponse me paraît insaisissable. En effet, si l’on se lance dans cet exercice, en fonction des nombreuses questions éthiques potentiellement à purger, on devrait se poser la question pour un nombre quasi infini de cas : quid par exemple de tous les piliers des sociétés médiévales ou dites “d’Ancien Régime”, responsables de tant d’oppressions sociales, religieuses, économiques, et bien sûr politiques puisqu’en France au moins la République a été le résultat même de leur abolition ? Cela en fait des noms de lieux à étudier et des statues à déboulonner ! Quant au Pays Basque plus spécifiquement, imaginons le nombre de cas à traiter en cas d’indépendance…
Personnellement, j’ai bien un avis sur ces questions mais je suis bien incapable de le considérer comme inamovible. Il reste que chaque lieu est le résultat d’une histoire, le témoignage d’un état donné de la société, comme nous sommes tous et toutes également le produit de notre propre temps. Comme ces châteaux seigneuriaux, souvenirs d’arbitraires sociaux mais que l’on préserve pourtant comme un patrimoine. Comme ces textes anciens suintant le racisme, la misogynie ou l’homophobie mais qui datent d’une époque où l’on ne savait pas penser autrement. Comme ces lignes que j’écris actuellement, qui seront peut-être considérées comme scandaleuses dans 200 ans, parce que les temps et les valeurs auront changé. Devant tout cela, la pédagogie est la seule nécessité incontestable, celle qui permet de porter un regard informé et critique, donc de comprendre.
Mieux enseigner, moins commémorer
Pour finir, je ne peux m’empêcher de me dire que cet été 2022, le dernier d’Amaiur et d’Elkano avant l’an 2522, pèse bien peu devant le nombre effarant de commémorations historiques annuelles, au moins en France. Personnellement, si je peux être relativement attaché à une journée telle que le 8-Mai –et encore, seulement parce que j’attache essentiellement à l’année 1945 les deux enseignements essentiels des génocides et de la bombe atomique, franchement j’aimerais savoir jusqu’à quand on continuera à célébrer le 11-Novembre ou le 18- Juin, pour ne citer que celles-ci. L’histoire passe chaque jour et pour filer la métaphore, plutôt que sédimentation elle devrait être palimpseste : effacer et réécrire plutôt qu’entasser constamment. Sans oublier d’ailleurs que mille fois mieux vaut enseigner que commémorer. Seulement voilà, on le sait, l’histoire est une science humaine mais elle est aussi un matériau pour d’autres intérêts qui la dépassent, au premier rang desquels figurent ceux de la nation, qui est et ne sera pourtant jamais qu’une idée. Le passé sera donc toujours plus ou moins écartelé, parfois même inconsciemment, l’objectivité étant un mirage. Commémorons donc Amaiur et Elkano, je n’ai rien contre. Mais en gardant à l’esprit que l’on commémore moins des faits historiques que l’interprétation que l’on souhaite leur donner.
Les derniers combattants navarrais retranchés dans la château d’Amaiur ont utilisé le mot « nation » pour qualifier la Navarre dans des lettres retrouvées récemment. A l’époque médiévale, l’idée de nation renvoie à un groupe d’hommes à qui l’on attribue une origine commune. Mais dans la contexte de l’époque, ces combattants navarrais avaient aussi choisi leur appartenance à la nation navarraise et la défense de sa souveraineté et son Etat. D’autres Navarrais avaient fait un choix inverse : ils se battaient aux côtés du roi d’Espagne, de fait, ils faisaient le choix de la souveraineté espagnole et de son Etat. Affirmer cela n’a rien « d’anachronique » et ne relève pas d’une « appropriation » de l’histoire. C’est un fait historique.
Vous n’évoquez pas dans votre article le grand scandale historiographique dans l’affaire de la chute du royaume de Navarre : cette histoire fut constamment déformée par bon nombre d’auteurs dans un sens bien précis, celui des vainqueurs. Et dans les programmes scolaires, en France comme en Espagne, soit elle n’est pas enseignée, soit elle est effleurée et déformée selon une doxa franco-espagnole. Donc la plupart des Basques, enfants ou adultes, ou bien l’ignorent, ou bien en ont une approche tronquée. Nous pouvons le constater tous les jours dans notre entourage. Cela en dit long sur notre situation de colonisés.