Le dossier chypriote donne souvent envie de se taper la tête contre les murs. Divisés depuis l’occupation par la Turquie de la partie nord de l’île en 1974, les dirigeants chypriotes grecs et turcs sont incapables de conclure un processus de réunification dans lequel l’ONU s’est pourtant beaucoup investie. En 2004, la partie grecque mettait en échec un plan proposé par Kofi Annan, mais se voyait toutefois octroyer le statut d’Etat membre par l’Union européenne; la partie turque de l’île (RTCN), qui avait pourtant accepté le plan Annan, restait quant à elle injustement un paria international reconnu par la seule Turquie. En 2008, nouvelle occasion manquée: les dirigeants des deux parties étaient favorables à la réunification, mais les Chypriotes grecs ont traîné des pieds, favorisant ainsi l’élection d’un faucon dans la partie turque en 2010. Depuis, Ban Ki Moon a organisé pas moins de cinq rencontres avec les dirigeants des deux camps, mais sans succès notable.
Ce magot pourrait enterrer la réunification
A cette crise politique se rajoute désormais une crise économique. Les banques chypriotes sont en effet très exposées à l’économie grecque et devront renforcer leurs fonds propres après la restructuration de la dette grecque. Les agences de notation chiffrent cet effort à 20% du PIB du pays et en concluent que l’Etat devra voler au secours de ses banques; elles ont donc rétrogradé Chypre (membre de la zone euro) au rang d’emprunteur spéculatif. En cette période de crise, l’insularité de Chypre est également un handicap; les habitants de l’île paient par exemple leur électricité entre 1.2 et 1.5 fois le prix moyen européen.
Au vu de cette situation, on comprend sans peine que l’annonce de la découverte en septembre 2011 d’un grand gisement de gaz au large de Chypre ait été reçue avec euphorie. Ce gisement, baptisé Aphrodite, contiendrait plus de 100 fois la consommation annuelle de l’île pour une valeur estimée entre 30 et 100 milliards d’euros. Enfin une bonne nouvelle? Pas sûr. A force d’échauffer les esprits, ce magot inespéré pourrait bien enterrer définitivement toute perspective de réunification et attiser les tensions dans ce coin de Méditerranée qui n’en a pas vraiment besoin…
Les Chypriotes turcs (et la Turquie) ne décolèrent pas depuis l’annonce de la découverte d’Aphrodite. Selon les accords signés par les deux parties, la question des hydrocarbures est de nature fédérale et toute décision doit donc être, selon les Chypriotes turcs, postérieure à un accord sur la réunification. Il est indéniable que les habitants du nord de l’île sont légitimement copropriétaires de ces ressources naturelles, mais qu’ils n’ont pas du tout été consultés. Ils ne sont pas non plus satisfaits des vagues promesses du Président chypriote grec, M. Christofias, qui assure que «quelles que soient les circonstances, ils tireront un bénéfice de la découverte et de l’extraction des hydrocarbures». Par ailleurs, la proposition du Président chypriote turc, Dervis Eroglu, de créer un comité ad hoc bicommunautaire et avec participation de l’ONU pour gérer ces questions est restée lettre morte.
Si la prospection unilatérale des Chypriotes grecs a pu être ressentie comme un attentat contre le processus de réunification, la réponse de leurs voisins n’a fait qu’aggraver les tensions. Ces derniers ont en effet signé des accords de prospection avec la Turquie qui menace d’aller sur le site même d’Aphrodite: «nous mettrons notre paille, et nous prendrons aussi le gaz. Et puis nous dirons la même chose que les Chypriote grecs: nous reconnaissons votre part, et nous la gardons pour vous» (extrait du rapport n°216 sur Chypre que l’ICG vient de publier). L’envoi de navires militaires turcs dans la zone n’a rien arrangé, pas plus que les déclarations du ministre des Affaires européennes turc qui n’hésite pas a menacer d’annexion une partie d’un Etat membre de l’UE: «[les différentes options sont] la réunification […], la création de deux Etats indépendants […], ou l’annexion de la RTCN à la Turquie».
Rapprochement
de Chypriotes grecs et israëliens
Si la Turquie se montre si sensible sur ce sujet, ce n’est pas uniquement en raison de sa proximité avec la RTCN, mais aussi parce qu’Israël est un acteur majeur du «dossier Aphrodite». L’Etat hébreux a participé aux opérations de prospection, et Aphrodite est partiellement sur sa Zone économique exclusive. Comme en témoigne la récente visite de Netanyahu à Nicosie (la première de l’Histoire), Chypriotes grecs et Israéliens se sont considérablement rapprochés ces derniers mois, au grand dam de la Turquie.
Ce sont en fait les choix techniques que feront les Chypriotes grecs pour exploiter leur gaz qui décideront en grande partie de la stabilité future de la région. La première option est la construction d’un gazoduc vers la Turquie, géré conjointement par les parties grecque et turque de l’île. Cette option pourrait permettre un rapprochement des deux frères ennemis, et les revenus dégagés pourraient financer les me-sures de compensation prévues par l’ONU. La deuxième possibilité est de liquéfier le gaz puis de le transporter par bateau. Pour être viable, cette option requiert un partenariat avec Israël (qui a aussi découvert des gisements dans la région). Elle est 10 fois plus onéreuse que la première et, en tenant à l’écart les Chypriotes turcs et la Turquie, elle déstabilise la région et enterre tout espoir de résolution honorable du conflit chypriote. C’est pourtant l’option qui semble aujourd’hui la plus probable.