“FONDEMENTS d’un accord stratégique entre forces politiques indépendantistes», tel est l’intitulé de ce document d’une quinzaine de pages, signé le 20 juin à Bilbao par les leaders de deux formations politiques abertzale: Eusko Alkartasuna et la gauche abertzale de l’ex-Batasuna, toujours interdit. Tous deux partent du constat de la situation en Pays Basque avec la mise en œuvre «d’une stratégie de blocs politiques, l’usage de lois antidémocratiques et de “Pactes d’Etat” (UPN-PSOE et PSOE-PP)», de la part de l’Etat espagnol pour sauver le modèle constitutionnel et les statuts d’autonomie. Face à cela, EA et l’ex-Batasuna proposent un projet. Sur le plan institutionnel, il s’agit de construire un Etat basque indépendant par l’exercice démocratique du droit à l’autodétermination. Les Basques doivent pouvoir décider librement de leur destin et des structures dont ils désirent se doter, sans ingérence aucune de la part de leurs voisins.
Parvenir à cet objectif suppose la résolution du conflit basque qui plonge ses racines dans la négation du droit des citoyens basques à disposer d’eux-mêmes. Pour résoudre ce conflit et sortir de la violence qui le caractérise, les deux signataires considèrent qu’il convient de mettre en œuvre un «processus de dialogue multipartite sur la base des Principes de Mitchell» dont le lecteur d’Enbata trouvera ci-contre le texte intégral. EA et l’ex-Batasuna, et c’est évidemment le passage le plus attendu du document, s’engagent à utiliser «exclusivement des moy-ens pacifiques et démocratiques» et «à renoncer à l’usage de la violence ou à menacer de l’utiliser pour tenter d’infléchir le cours ou le résultat des négociations multipartites». Le processus démocratique mis en œuvre doit reconnaître les droits civils et politiques, ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il passe par l’arrêt des mesures de punitions des prisonniers politiques basques, leur rapprochement et leur élargissement dans le cadre du processus en cours. Devront également entrer dans les faits la disparition de la répression politique et judiciaire et le droit à librement exercer une activité politique, en d’autres termes, la suspension de la loi sur les partis politiques qui interdit Batasuna. Les signataires considèrent avoir «accompli les premiers pas pour que la violence, conséquence du conflit politique depuis le début, fasse désormais partie du passé».
ETA non cité mais si présent
Après avoir présenté les éléments d’un futur programme en matière de justice sociale, développement durable, éducation, santé, euskara, etc., EA et l’ex-Batasuna réaffirment à nouveau leur engagement à «mettre en œuvre une stratégie basée sur la confrontation civique, pacifique et démocratique».
A aucun moment, le texte ne cite ETA ou ne condamne son action et il ne dit rien en cas du non-respect réitéré des Principes de Mitchell par les Etats eux-mêmes. A noter que nous sommes ici dans un scénario qui n’a rien à voir avec celui des précédentes trêves: ETA/Batasuna tentaient alors de négocier avec le pouvoir espagnol le silence des armes contre des contreparties: une perspective de réunification d’Euskal Herria et la reconnaissance d’un «pouvoir de décision» propre à notre peuple.
La signature de ce texte constitue toutefois un événement politique considérable. D’abord parce que deux courants parviennent à s’entendre et à définir une action commune, une démarche assez rare dans la vie politique de notre pays, tant le clanisme et les divisions caractérisent les forces abertzale. Il faut saluer le courage d’EA qui fait un pari comportant une bonne part de risque. On pourra toujours ergoter que la situation d’Eusko Alkartasuna est très affaiblie depuis le départ du gros de ses troupes et de ses élus en Gipuzkoa. Ils ont créé Hamaikabat et une alliance électorale de ce dernier avec le PNV serait en vue. Peut-être EA joue-t-il ici sa survie politique en jetant les bases d’une version basque de l’ERC catalan. Mais signer un accord avec une formation aussi diabolisée que Batasuna, au nom d’un processus politique forcément semé d’embûches et d’imprévus et malgré tous les échecs antérieurs, mérite un grand coup de chapeau. D’autant que la situation de Batasuna n’est guère simple.
Le courage d’une démarche
La gauche abertzale amorce un grand virage, celui de l’abandon de la lutte armée. Il s’agit bien entendu, sur le plan sociologique et politique d’un exercice de haute voltige qui se termine pour ses promoteurs, comme l’affirmait hier Michel Rocard, par le poteau d’exécution avec sa variante des poubelles de l’histoire, ou… le Prix Nobel! Il faut saluer là encore le courage d’une démarche, tant on sait que les périodes de mutations et de négociations sont redoutables pour la cohérence interne des partis. On se souvient de la remarque de Gerry Adams affirmant qu’il avait déployé beaucoup plus de temps et d’énergie à convaincre ses propres amis que ses adversaires. Tasio Erkizia, un militant historique de la gauche abertzale, déclarait encore la semaine dernière à Barakaldo: «Il y a plus de raisons que jamais de poursuivre la lutte armée; mais moins de conditions objectives et subjectives que jamais de la poursuivre. (…) Avant qu’il ne soit trop tard, nous pensons qu’il est nécessaire de faire un pas en avant». Cela donne toute la mesure de la complexité du débat en cours.
Les commentaires vont bon train sur le point de vue d’ETA dans cette affaire. Il se murmure que les tensions internes sont fortes —le négociateur sud-africain Brian Currin s’en est fait l’écho le 17 juin à Donostia— ou que l’organisation armée ne serait guère en état d’élaborer une position politique cohérente, étant donné l’état d’affaiblissement qui est le sien. Certains militaires avanceraient à reculons dans cette démarche d’atterrissage pilotée d’abord par les politiques de Batasuna. La création d’un pôle indépendantiste avec EA aurait entre autres pour objectif de vaincre les résistances ou les réserves les plus fortes au sein d’ETA. D’autres observent qu’ETA a entamé une trêve de fait, malgré le meurtre fortuit d’un policier français il y a quelques mois, ce qui serait plutôt de bon augure. Une grande question demeure sans réponse: comment réagiront les signataires du 20 juin, si ETA, ou une fraction dissidente, commet un attentat? Sans doute la question a-t-elle déjà été évoquée entre EA et Batasuna, tant elle apparaît cruciale. Questionné là-dessus, le se-crétaire général d’Eusko Alkartasuna, Pello Urizar, a répliqué que «la réponse serait claire et nette» et n’a pas souhaité en dire plus.
Perdre le pouvoir, mais obtenir la paix
Si la démarche perdure avec la mutation politique qu’elle suppose, elle engagera une importante modification de la carte politique basque. On voit mal comment Aralar et Abertzaleen Batasuna pourraient rester étrangers à cette logique d’alliance. Mais ils ont eu le tort d’avoir raison trop tôt et un temps est nécessaire pour qu’une confiance relative s’instaure ou que les vieilles blessures cicatrisent.
Et les Espagnols dans tout ça? Evidement, ils ont vu le coup venir. Le PP demeure dans sa logique anti-abertzale pure et dure (seul garant d’un gouvernement espagnol en Pays Basque) et d’opposant au PSOE à Madrid. Il menace de ne plus soutenir le gouvernement socialiste basque si une négociation avec ETA ou l’ombre d’une légalisation de Batasuna, pointaient le bout du nez.