Sa vie durant, Eduardo Chillida (1924-2002) a dessiné ses mains. D’abord, étant droitier, sa main gauche. Puis, ju-geant qu’il y réussissait avec trop de facilité, il s’est imposé de dessiner sa main droite avec la gauche. Pourquoi ce sujet? Parce que l’artiste est alors son propre modèle, inlassable. Plus encore, parce que la main est l’un des instruments principaux de la création, les autres étant l’esprit et l’oeil.
Mais Chillida sculpteur avait une autre raison encore: il voyait dans le geste d’écarter les doigts ou de les serrer l’allégorie de son art, qu’il définissait comme celui d’inventer moins des formes que des espaces, de les circonscrire ou de les ouvrir. Aussi, à rythme régulier, au long de la rétrospective très dense que la Fondation Maeght lui consacre en cent quarante oeuvres, des dessins et des gravures de mains sont-ils accrochés.
Les plus anciennes exposées datent de 1961 et ce n’est peut-être pas fortuit. Cette année-là, Chillida peut fêter le dixième anniversaire de son émancipation. En 1951, il a pris une décision à contre-courant, un peu folle selon les critères du temps. Depuis 1948, il est à Paris, en provenance de sa ville natale, Saint-Sébastien. Vite, il y a fait siennes des réfé-rences stylistiques: la géométrie issue du cubisme et l’abstraction, le schématisme de la statuaire grecque archaïque, l’architectonique des époques romaine et romane.
Les traces vives du feu
A cette date, elles n’ont déjà plus rien de très neuf et, s’il s’en était tenu à elles, Chillida ne se serait probablement pas dégagé d’un mo-dernisme assez conventionnel. Son audace est de l’avoir compris et, plutôt que de se contenter de cette solution tranquille et de rester près de son marchand, Aimé Maeght,
qui l’a exposé dès 1950, de revenir au Pays Basque pour y travailler seul. En 1951, donc, il décide de ne se fier qu’à lui-même et à ses mains fortes et mobiles.
Elles lui servent à forger et courber le fer, à équarrir le bois, à attaquer la pierre. Jusqu’à ses travaux ultimes, il demeure fidèle à une conception, si l’on peut dire, ouvrière de la sculpture. A la forge et dans l’atelier, avec peu ou pas d’assistants. Et l’œuvre ne saurait être qu’unique: pas de fontes, pas de bronzes. Elle naît d’une suite nombreuse d’opérations matérielles, dont la première peut être de ramasser du métal pour le transformer, plaques de fer à scier et souder, pieux aigus à tordre et entrecroiser, tiges à nouer et dénouer. Les fers gardent les traces vives du feu, les bois celles du fer, la pierre celle du burin. Le processus est déterminé par la recherche de qualités formelles, le dynamisme général de la pièce, le rythme des courbes ou des angles. Elles ré-pondent au désir de créer des espaces plutôt que des monuments. De ces espaces, ces constructions sombres sont tantôt les réceptacles qui les enveloppent, tantôt les lignes directrices qui les projettent dans l’air. Certaines assument les deux fonctions, selon la position de l’oeil par rapport à elles.
Une forme de détachement
D’autres encore, qui ressemblent à des tables ou à des plans de cités idéales ou de palais, relèvent de l’architecture utopique au moins autant que de la sculpture. Dans des blocs d’albâtre, Chillida découpe des constructions de cubes et de plans biseautés, évide des galeries de section carrée, creuse ce qui ressemble aux fondations d’une basilique ou d’une forteresse. La première de ses albâtres, de 1965, est un hommage à Kandinsky: titre justifié tant y est sensible l’enseignement du Bauhaus.
Il n’en use pas autrement avec la terre. Des masses anguleuses, parallélépipèdes ou pla-ques épaisses, sont incisées d’une face à l’autre de coupures, elles-mêmes en forme d’escaliers ou en courbes régulières. D’autres, plus claires, sont peintes de pictogrammes géométriques, qui, en cuisant, deviennent d’un noir profond, tranchant sur le blanc de la terre.
On dirait que Chillida veut soumettre tous les matériaux dont il se saisit à un ordre qui serait rationnel —symétries, équilibres, échos calculés —et silencieux— nulle symbolique ne se détecte, nul vestige d’une représentation, nul indice autobiographique. Pour ce qui est de la vie, elle se confond avec le développement constant et régulier de son travail, sans accidents ni ruptures, ni non plus d’allusions au présent ou à l’histoire.
Il y a là une forme de détachement qui peut impressionner ou laisser perplexe. Dans un entretien, en 1992, Chillida affirme: “Je pense que le temps de l’histoire de l’art est beaucoup plus court qu’on ne le croit. Je suis convaincu que les hommes qui vivaient au Moyen Age ont eu avec la forme des relations très proches de celles qu’on peut avoir aujourd’hui”. D’un point de vue théorique, cette né-gation de l’histoire n’est pas nécessairement convaincante. Mais elle éclaire l’oeuvre de Chillida, qui, sans aucun compromis, a cherché la sculpture de l’intemporalité en magnifiant les formes premières et la pureté des matériaux.
Philippe Dagen
Article paru dans l’édition électronique
du Monde du 05 août 2011.
“Chillida”, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes). Jusqu’au 13 no-vembre.