Enbata: Vous soulignez également la rationalité, l’amour du concret et la méfiance envers le folklorisme d’Eugène Goyheneche…
Mikel Duvert: Il abordait les thèmes populaires avec beaucoup de retenue. Il tenait un peu une certaine anthropologie «à distance» car il se méfiait des spéculations. Il n’était pas tendre à son sujet; il lui fallait du concret, du rationnel même. Je trouvais cela étrange chez cet homme qui n’était pas mélomane pour deux sous, mais qui, en matière d’art était d’une étonnante perspicacité. Et il voyait juste. C’est ainsi qu’en ce qui concerne la danse populaire, il s’insurgea très tôt face à ces «spectacles folkloriques» trop convenables, encouragés par divers responsables et patronages. Effectivement, ces spectacles développés par nos frères du sud, au milieu de notre incurie mortifère, ont bien failli nous faire perdre l’essence même de ce qui nous avait été légué. Autre paradoxe remarquable chez cet homme, alors qu’il remettait systématiquement tout en question, alors qu’il exigeait que l’on justifie toute position, que l’on argumente sur toute affirmation, il était d’une stupéfiante soumission à la hiérarchie catholique, comme à certains «Pères de l’Eglise». Pour moi, c’était proprement inadmissible: nous étions bien de la même église mais manifestement pas dans la même. Savez-vous qu’il fut un grand ami de Cioran? Je vous l’avoue, j’aurais donné cher pour assister à certaines de leurs discussions!
Enb.: L’œuvre d’Eugène Goyheneche ne se résume pas aux quatre ouvrages que vous avez rappelés. Il y a un travail colossal qui n’a jamais été publié?
M. D.: Vous voulez parler de toute sa re-cherche inaboutie? On n’en a pas idée, c’est à peine croyable! Je cite au hasard:
l une étude sur les «seings manuels» na-varrais, des sortes de sceaux écrits. Il en a microfilmé et dépouillé un nombre impressionnant. Les résultats dorment forcément par là, dans un carton… jusqu’au jour où?
l ses études sur la cathédrale de Bayonne, mettant Trini à contribution, couchée sur le toit de la nef pour photographier selon un angle précis les arcs-boutants. Cette cathédrale, il la connaissait par cœur: tel chapiteau composite qui passe d’un fort tailloir carré à un tailloir discret et polygonal ou bien cette légère discontinuité dans le dessin du triforium, etc. signant les campagnes de travaux qui s’enchaînaient. Finalement Lauburu mit en forme une mince partie de cette encyclopédie vivante!
l et ce fond d’histoires inépuisables où
un après-midi, les exploits de chefs Vascons du haut Moyen-âge s’enchaînèrent avec ceux de Matalas (tout cela parfaitement daté et situé) pour se poursuivre par les frasques des grands de la cour d’Espagne autour d’Ilbarritz; puis, la nuit étant alors plus que très avancée, il fallut rendre les armes, les «copitas» ne pouvaient plus nous tenir éveillés!
Toutes ces analyses perdues à jamais, sans parler de l’amitié et de l’admiration! Car le pire du pire pour lui c’était de rédiger, de quitter son monde enchanteur, mis en forme au terme de rudes parcours et d’en donner une forme concrète, écrite. Rien à faire! Rien de rien, c’était violenter sa nature. Ah! Elles étaient pénibles ces soirées où il fallait mettre en forme l’article pour Gure Herria et l’expédier le lendemain. Il y avait alors comme de l’électricité dans l’air… Du reste Eugène «s’économisait» de ce point de vue; il travaillait à la demande, il n’avait jamais une étude faite d’avance. Il écrivait très vite et bouclait rapidement ses articles, il n’y revenait guère dessus. Je me souviens de cette boutade: «Dans la vie c’est comme dans l’armée, mieux vaut être général que troufion; que voulez-vous, j’ai horreur de marcher!».
Enb.: Pour vous, Eugène Goyheneche a considérablement dépoussiéré l’approche historiographique d’Euskal Herria. Nous devons lui en être reconnaissants?
M. D.: «Seul le savoir critique et conscient de ses limites est réellement scientifique», disait K. Jaspers. Cette affirmation illustre l’œuvre d’Eugène Goyheneche. Avec lui l’histoire n’est plus ce morne listing doctrinal, chiffré, daté, où les hommes sont éliminés et le lecteur intoxiqué. Avec lui, notre histoire a pris les allures d’une vaste aventure, pétrie d’espoir et d’allant où nous sommes acteurs de notre destin. Son œuvre restera irremplaçable. Je ne saurais, bien sûr, terminer sans remercier Trini Goyheneche qui m’a aidé à bâtir ce témoignage.