Recep Erdogan, le Premier ministre turc, a certes bien des défauts, mais on ne pourra pas l’accuser de manquer de persévérance sur le dossier kurde. Malgré l’échec de sa «politique d’ouverture» lancée en 2009 et la rupture de la trêve du PKK en juin 2010, il n’a pas abandonné son objectif de mettre un terme à un conflit qui a fait 45.000 morts. Dès le mois d’août en effet, une nouvelle trêve du PKK annonçait l’ouverture d’une autre phase de négociations. Les interlocuteurs peuvent aujourd’hui s’appuyer sur les enseignements tirés des échecs précédents, qui permettent de dégager deux conditions nécessaires à la viabilité d’un éventuel processus de paix: le gouvernement doit être en position de force par rapport aux secteurs nationalistes et à l’armée, et le PKK doit être partie prenante des négociations. Il semblerait que ces deux conditions soient aujourd’hui satisfaites…
Peu après sa nomination au poste de Premier ministre, en 2003, M. Erdogan avait entrepris quel-ques timides réformes en faveur des droits culturels des Kurdes. En 2005, il avait admis l’existence de la question kurde («c’est mon problème, notre problème collectif»), reconnu la responsabilité de son pays («des erreurs ont été faites»), et énoncé les grandes lignes de son programme «plus de démocratie, plus de droits pour les citoyens, plus de prospérité». Grâce à ces très belles paroles, son parti, l’AKP, avait devancé sur ses terres le principal parti kurde. L’espoir né des promesses d’Erdogan n’avait malheureusement pas résisté aux pressions de l’armée qui souhaitait mener une offensive contre le PKK. Cette offensive, lancée en 2008, semblait signifier un retour durable des pires heures du conflit…
Nouvelle phase de négociations
Ce n’est que grâce au procès Ergenekon que M. Erdogan put reprendre l’ascendant sur les secteurs nationalistes et l’armée et se saisir à nouveau du dossier kurde. Ce procès visait plusieurs hautes personnalités (généraux, politiciens, magistrats, etc.) proches des milieux kémalistes et suspectées de «conspiration contre l’Etat». M. Erdogan se servit de ce procès médiatique pour discréditer ses adversaires et les réduire au silence tandis qu’il proposait une «politique d’ouverture» censée mettre un terme au conflit kurde. Le Premier ministre turc commit cependant deux erreurs. La première fut un certain manque de conviction dans la présentation de cette «politique d’ouverture» au Parlement; les nationalistes turcs en ressortirent convaincus qu’elle signait le démembrement de la Turquie, alors que les Kurdes estimaient qu’on se moquait d’eux. La seconde et principale erreur d’Erdogan fut de vouloir marginaliser le PKK en ne négociant qu’avec le parti pro kurde DTP. Comme je l’expliquais dans ces colonnes il y a quelques mois, il est légitime de penser que le PKK a tout fait pour faire capoter des négociations dont il était exclu…
Ce qui est intéressant dans la nouvelle phase de négociations qui s’est ouverte cet été, c’est que pour la première fois les deux conditions nécessaires que j’évoquais plus haut semblent satisfaites. Tout d’a-bord, M. Erdogan est clairement en position de force par rapport à ses adversaires politiques. En remportant largement le référendum du 12 septembre dernier sur son projet de réforme constitutionnelle, il a même fait coup double: l’ampleur du succès a porté un sérieux coup au moral de l’opposition, et la teneur des réformes adoptées réduit considérablement le pouvoir des secteurs les plus kémalistes comme l’armée et la haute magistrature.
Nouvelle constitution
Certes, il serait naïf de croire qu’une certaine dérive népotique est totalement étrangère à ces ré-formes. Il n’en reste pas moins que la constitution actuelle, héritée du coup d’Etat de 1980, a besoin d’être dépoussiérée et l’on se réjouit donc d’entendre le vice-Premier ministre Cemil Cicek convenir que «beaucoup des problèmes actuels proviennent de la constitution». C’est la raison pour laquelle Erdogan en a promis une nouvelle après les élections législatives de 2011. Vu l’enjeu pour les Kurdes, on comprend pourquoi le PKK vient «d’étendre la trêve jusqu’aux élections de 2011 pour imposer une solution démocratique et assurer que les élections parlementaires se déroulent dans un environnement sain».
La deuxième condition nécessaire à la réussite du processus —l’implication du PKK— est quant à elle de toute évidence remplie. La responsabilité du PKK dans l’échec de la «politique d’ouverture» de M. Erdogan en 2009 a convaincu ce dernier de prendre langue avec l’organisation armée. Cette dernière s’est d’ailleurs fait un malin plaisir de déclarer que la trêve du 13 août était «le fruit d’un dialogue entre notre leader Ocalan et les autorités compétentes agissant au nom de l’Etat turc avec l’assentiment du gouvernement». Plus récemment, l’un des avocats d’Ocalan manifestait sa satisfaction au sujet de l’avancement des négociations en estimant «être plus proche de la paix». Des contacts au plus haut niveau se tiennent parallèlement entre le gouvernement et le BDP (ex-DTP); «nous croyons qu’aucun de nos problèmes n’est insoluble», déclarait à ce sujet le vice-Premier ministre, «et qu’il y a moyen de les résoudre sans répandre de sang». Dans la même veine, l’un des commandants du PKK affirmait il y a quelques jours «être en faveur d’un cessez-le-feu permanent». On le voit, les belligérants eux-mêmes semblent las du conflit. C’est peut-être une troisième condition nécessaire, et presque suffisante, à une issue positive du processus actuel…
David Lannes