Le consensus scientifique sur les limites physiques de notre planète devrait faire prendre conscience qu’il est désormais interdit de fonder un projet de long terme sur la croissance de la production économique d’un pays, ou du fameux Produit Intérieur Brut. Ce nouvel élément devrait amener de larges pans de l’opinion à accepter, voire à désirer une reconversion écologique de notre économie. Mais il n’en est rien. L’abandon du dogme de la croissance inquiète partout, y compris à gauche : crainte mêlée de « retour en arrière« , de pénuries et de chômage. Comment associer contrainte écologique, objectifs sociaux et cohérence économique pour un développement durable ? Florent Marcellesi, ingénieur et urbaniste, chercheur écologiste et décroissant apporte ses réflexions à Alda ! quelques jours avant sa participation à la conférence-débat «Quelle transition écologique de l’économie du Pays Basque ?».
Né à Angers, vous êtes ingénieur et urbaniste, chercheur écologiste et militant décroissant au Pays Basque Sud depuis un certain nombre d’années. Pouvez-vous nous décrire votre activité au Pays Basque et votre travail sur la transition écologique de l’économie du Pays Basque ?
Je suis un chercher-militant qui dédie sa force de travail non seulement à critiquer la société de croissance actuelle mais aussi à imaginer (et mettre en pratique) à quoi ressemblerait une société post-croissance et surtout comment y arriver. Cette dernière partie (le «comment faire»), c’est ce que l’on appelle communément la «transition», c’est-à-dire le fait de passer d’un modèle existant à un autre qu’on projette dans le futur.
Quant à lui, le modèle actuel est gravement malade. Basé sur la croissance illimitée sur une planète limitée, il vit une profonde crise existentielle qui est à la fois écologique, sociale, économique, éthique et démocratique. Et le pire, c’est qu’il remet même en question la survie civilisée de l’humanité ! Il est donc temps de construire un autre modèle, dominé par la justice sociale et environnementale (aussi bien pour les générations présentes et futures, au Nord et au Sud). Et pour cela, nous avons besoin d’une transition écologique de l’économie et de la société : il s’agit d’une proposition de sortie ordonnée de l’économie de croissance et des logiques industrielles et fordistes (où priment la quantité, le toujours plus) vers une autre économie, une autre société, où priment la soutenabilité, la qualité, la solidarité et la participation citoyenne.
La transition écologique et sociale présentée ainsi semble être une évidence. Pour passer à l’acte et la mettre en pratique, il faut aborder le thème de son financement… Comment cela se passera compte tenu que c’est un projet à moyen- long terme… et que les « caisses sont toujours présentées comme vides » ?
Effectivement, une transition écologique coûte de l’argent… mais beaucoup moins par exemple que ce que l’on dépense aujourd’hui en subventions aux énergies fossiles ou en budgets militaires ! C’est donc premièrement une question de choix politiques et d’allocations des ressources financières : voulons-nous continuer à financer un système économique en déclin ou faire le pari de la durabilité et de la justice sociale ?
Par exemple, Jean Gadrey calcule qu’il est possible de récupérer en France, sans faire appel à la croissance et sans s’en prendre aux catégories populaires, au moins 80 milliards d’euros de recettes publiques annuelles en plus (suppressions des cadeaux et des niches fiscales, lutte contre la fraude et les paradis fiscaux, réduction des dépenses militaires, etc.). Les ressources existent donc, manque la volonté politique !
D’un autre côté, rappelons qu’une transition écologique c’est aussi miser sur la sobriété et évoluer du pouvoir d’achat au pouvoir de bien-vivre. Ce n’est donc pas juste une histoire de gros sous mais aussi de valeurs telles que la solidarité, l’écologie, l’autogestion et la citoyenneté. La transition se finance aussi par un changement de valeur, de priorités et d’horizon.
«Nous avons besoin d’une transition écologique
de l’économie et de la société :
il s’agit d’une proposition de sortie ordonnée
de l’économie de croissance et des logiques industrielles et fordistes
(où priment la quantité, le toujours plus)
vers une autre économie, une autre société,
où priment la soutenabilité, la qualité,
la solidarité et la participation citoyenne.»
La plupart des mesures écologiques sont taxées d’anti-sociales… Pouvez-vous nous dire/présenter comment utiliser l’indispensable transition écologique pour améliorer la justice sociale et protéger les populations les plus vulnérables ?
Le changement de modèle productif vers une des activités vertes est une source riche en emplois durables et décents. Nous calculons par exemple qu’en Pays Basque Sud, c’est plus de 100,000 emplois qui pourraient être créés d’ici à 2020 avec une politique ambitieuse de reconversion écologique de l’économie, c’est-à-dire un basculement des activités non soutenables (automobile, énergies fossiles, armement, etc.) vers des activités soutenables (réhabilitation des bâtiments, énergies renouvelables, agriculture écologique, etc.). Cette grande transformation marie à la perfection justice sociale et environnementale.
D’autre part, la transition écologique est inséparable d’une redistribution des richesses et du travail. Cela signifie concrètement qu’il est nécessaire d’instaurer :
- Un revenu garanti universel et inconditionnel, c’est-à-dire que tout le monde, indépendamment d’avoir un emploi ou pas, puisse voir couverts ses besoins fondamentaux.
- Un revenu maximum. C’est non seulement une question de décence et cohésion sociale mais aussi une priorité pour limiter la dégradation environnementale.
Enfin, la réduction du temps de travail et son partage (que cela soit le travail productif et reproductif) sont des mesures structurelles centrales. Elles ont comme objectifs de garantir une plus forte justice sociale et de protéger la planète (il existe par exemple une corrélation directe entre diminution du temps de travail et diminution des émissions de CO2).
Quelle transition nécessaire devra être mise en place entre le modèle économique dominant, et celui qui s’imagine et s’expérimente ici et là? Bref, comment s’y prendre pour faire du « vivre et travailler au pays » souhaité par la majorité… une alternative crédible compte tenu des obstacles « insurmontables » qui démotivent le « citoyen lambda » (la concurrence internationale, la crise, le manque de débouchés, les « habitudes/dépendances » d’achat (travaillées par la publicité, etc.) allant vers le toujours moins cher, etc.) ?
Il s’agit d’un projet à mener à différentes échelles, sociales et institutionnelles, locales, régionales et européennes. De fait, la transition écologique et les nouvelles solidarités sont déjà en marche : il s’agit de les renforcer en étendant et structurant nos initiatives et nos réseaux (au travers des monnaies locales, des coopératives de logements, d’énergie, de consommation, de finances éthiques, etc.), en allant chercher avec humilité des appuis et des nouvelles idées au-delà des cercles habituels revendicatifs, en coopérant toujours plus et mieux au niveau local et global, entre groupes hétérogènes et en sachant cristalliser nos avancées dans les institutions et dans la société.
En même temps, il est indispensable pour mener à bien cette grande transformation un changement culturel et de mentalité, c’est-à-dire modifier profondément nos attentes personnelles et collectives autour de la production, de la consommation et du travail. Tout cela passe par une redéfinition démocratique du projet social désirable et réaliste selon la capacité de charge écologique disponible, des besoins collectifs et du niveau de consommation acceptable dans ce cadre, et de comment invertir notre force de travail pour que tout cela devienne réalité.
Est-ce qu’il y a des exemples concrets (pays ou régions) où on voit la transition écologique en marche ?
Il existe un cas très intéressant dans le Nord Pas de Calais : la commune de Loos-en-Gohelle (www.loos-en-gohelle.fr). Cette ville, de tradition minière et de 8000 habitants, s’est convertie en un véritable laboratoire de la transition écologique en se fondant sur la reconversion verte de l’économie (bio-construction, énergies renouvelables, recherche et développement, éco-mobilité, etc.), la démocratie participative, la transversalité des actions entreprises (sociale, économique et écologique), une vision à long terme (à la fois globale et locale), le changement culturel et le rôle centrale de la mémoire et de l’identité.
Pour aller plus loin, auriez-vous d’autres contacts/références à recommander aux lecteurs ?
Je recommande le livre de Jean Gadrey, Adieu à la croissance (éditions les Petits Matins) ou de se pencher sur les centaines d’initiatives locales comme les villes en transition, la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, les monnaies locales, les groupements de finances éthiques, etc. Parmi beaucoup, un bon exemple de transition, c’est aussi le scénario négawatt (www.negawatt.org) qui propose une transition énergétique vers un futur sobre, efficace et renouvelable.
Une réflexion sur « Construire un autre modèle, basé sur la justice sociale et environnementale »
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