Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Le nombre de locuteurs du breton était estimé à 1,1 million en 1902. On n’en compte plus que 200 000 aujourd’hui. L’historienne Rozenn Milin révèle les raisons profondes qui ont conduit à ce bouleversement.
C’est un phénomène a priori incompréhensible : dans l’ouest de la Bretagne, une population entière a changé de langue en l’espace d’une ou deux générations. Or aucun peuple n’abandonne de gaîté de coeur sa langue naturelle. Il y faut un motif impérieux, sur lequel s’est penchée l’historienne Rozenn Milin dans une thèse qu’elle va soutenir à l’Université de Rennes 2 ce 29 septembre (1).
Ce renversement paraît d’autant plus étrange qu’il n’y a pas eu dans cette région de violence physique extrême, comparable à celle subie par les Amérindiens lors de l’arrivée des Anglais, des Espagnols et des Portugais, par exemple. Les Bretons ne se sont pas non plus trouvés dans la même situation que les migrants, contraints d’apprendre l’idiome de leur nouveau pays. Non. Eux sont restés sur place et, sans contrainte apparente, ont cessé de transmettre la langue de leurs ancêtres à leurs enfants. Un supposé « suicide linguistique ».
Pour tenter de percer à jour ce mystère, certains chercheurs ont mis en avant les effets conjugués de la Première Guerre mondiale, du service militaire et de l’urbanisation, qui ont brassé les populations, phénomène encore amplifié par les médias, agents majeurs de diffusion du français. D’autres encore ont estimé que ce renoncement de masse aurait été librement consenti, soutenant que les Bretons auraient opté pour la langue nationale dans une sorte d’élan volontaire leur permettant d’embrasser la modernité et de s’élever socialement.
Certains de ces facteurs doivent être pris en compte, écrit Rozenn Milin, mais, selon elle, ils ne suffisent pas à comprendre ce qu’il s’est passé. Et cela pour une raison simple : les Bretons auraient très bien pu apprendre le français en plus et non à la place de leur langue historique. Après tout, le bilinguisme se pratique dans une bonne partie du monde. S’ils ont opté pour le monolinguisme, brisant ainsi le lien séculaire qui les reliait à leurs aïeux, il a donc fallu une autre raison, extrêmement profonde. Et cette raison, démontre l’historienne, est celle-ci : la volonté de l’Etat d’éliminer les langues régionales en ayant recours à des procédés humiliants au sein des écoles de la République, véritable bras armé de cette opération d’éradication culturelle.
Certains seront surpris par les termes employés ci-dessus. A tort. Car il faut toujours le rappeler : en faisant du français la seule langue de l’instruction et des diplômes, la France a empêché les langues dites régionales de devenir des langues de promotion sociale. Ce faisant, elle les a associées dans les représentations collectives à l’inculture, à la grossièreté, à l’ignorance. Seul le français est devenu synonyme d’élévation intellectuelle et morale.
Mais il y a eu pire. A juste titre, Rozenn Milin s’est penchée avec minutie sur un objet souvent considéré comme anecdotique alors qu’il a été utilisé par des milliers d’instituteurs. Cet outil, c’est le « symbole » – que l’on appelle aussi « le signal », « le sabot » ou « la vache ». Peu importe son nom, en réalité, car la méthode, particulièrement perverse, était toujours la même. Elle consistait, écrit l’historienne, à « affubler d’un objet dégradant les enfants laissant échapper un mot en leur langue maternelle dans la cour de récréation. Les fautifs devaient ensuite épier leurs petits camarades afin d’en dénicher un autre qui, à son tour, commettrait « l’erreur » ou « la faute », afin de lui remettre l’objet. Le « symbole » circulait ainsi tout au long de la journée, et le dernier à le porter était puni. »
C’est ainsi que, chez ces petits élèves, la pratique de la langue bretonne a été rapprochée des notions de punition, de coups, de douleur, etc. C’est là, insiste Rozenn Milin, l’un des arguments qui ressort le plus pour justifier la non-transmission, comme le montrent les centaines de témoignages qu’elle a rassemblés dans sa thèse. « Il s’agissait d’une ficelle à laquelle on suspendait une bobine de fil, se souvient l’une de ces pauvres enfants. On l’accrochait autour du cou de la coupable. Ainsi tous les élèves pouvaient constater sa faute. « Tiens donc, celle-ci (…) ne sait pas encore le français. Quelle arriérée ! » »
Ce que l’on apprend encore en lisant Rozen Milin, c’est que le « symbole » n’a pas été une exclusivité de l’école publique française. La même méthode avait été employée jusqu’au XVIIIe siècle pour interdire aux élèves de parler… français et favoriser la langue de prestige de l’époque : le latin ! On apprend aussi que la technique a été « exportée » dans certaines colonies, notamment en Afrique, où elle a parfois encore cours (avec des crânes de singe, par exemple). On apprend enfin que d’autres pays – le Royaume-Uni, l’Espagne, le Japon – en ont également fait usage.
Conclusion ? Oui, au cours du XXe siècle, des milliers et des milliers de parents bretons ont « décidé » de ne pas transmettre leur langue à leurs enfants. A ceci près qu’il s’est agi d’un choix sous contrainte ! Leur décision aurait évidemment été différente si la France n’avait pas rendu le breton « inutile » pour trouver un emploi et sortir de la misère ; si son école n’avait pas recouru avec le symbole à des méthodes dignes d’un autre âge et si ces méthodes n’avaient pas développé chez les enfants un sentiment que les linguistes appellent la « honte de soi ».
Dès lors, oser dire que les Bretons (ou les Normands ou les Auvergnats ou les Francs-Comtois ou les Guyanais) ont « choisi » de passer au français revient à commettre une erreur de raisonnement fondamentale. Et à reprocher aux victimes d’avoir fait ce qu’elles ont pu pour s’adapter à un système profondément injuste.
(1) Du sabot au crâne de singe. Histoire, modalités et conséquences de l’imposition d’une langue dominante. Bretagne, Sénégal et autres territoires, par Rozenn Milin. Thèse de doctorat en sociologie (Université Rennes 2), dirigée par Ronan Le Coadic et Ibrahima Thioub.