Entre la manifestation du 3 février et la visite sur l’île d’Emmanuel Macron le 6, la question corse est sur le devant de la scène, au moment où nos amis abertzale s’efforcent d’obtenir des changements institutionnels importants. Sous la plume de Patrick Roger du journal Le Monde, voici l’analyse de ce moment politique important pour les revendications des peuples sans Etat de l’Hexagone. Article paru le 30 janvier 2018.
La Corse connaît une situation politique nouvelle. Et, comme l’a fort justement dit le premier ministre Edouard Philippe lors de sa rencontre à Matignon, le 22 janvier, avec le président du conseil exécutif de la collectivité unique de Corse Gilles Simeoni et avec le président de l’Assemblée de Corse Jean-Guy Talamoni: à situation politique nouvelle, réponses politiques nouvelles.
Il s’agit maintenant de mettre les actes en conformité avec les mots. De ce point de vue, le déplacement en Corse du chef de l’Etat, Emmanuel Macron, le 6 février, constituera un temps fort, dont il faut souhaiter qu’il puisse faire entrer les relations entre l’île et le continent dans une nouvelle phase.
Situation politique nouvelle, d’abord, parce qu’après des décennies de violence politique, entremêlée de règlements de comptes mafieux et de barbouzeries, les mouvements clandestins ont remisé les armes. Une accalmie que certains jugeront précaire. L’économie insulaire est gangrenée par les activités illicites sous l’emprise du crime organisé. Sur ce dernier point, cependant, il n’est pas certain que ce soit une spécificité réservée à la Corse.
Ensuite, parce que les dernières élections territoriales de décembre 2017 pour la collectivité unique issue de la fusion des deux anciens départements et de l’ex-collectivité territoriale ont accordé une majorité absolue aux nationalistes de Pè a Corsica. Un large succès qui s’inscrit dans le sillage des conquêtes électorales du courant nationaliste à Bastia en 2014 puis aux élections territoriales de 2015 et, enfin, aux élections législatives de juin 2017, où il a remporté trois sièges de députés sur quatre. Ces derniers scrutins marquent l’effondrement du clanisme traditionnel qui a sédimenté la scène politique insulaire depuis soixante-dix ans au prix d’accommodements peu reluisants.
Une approche purgée des a priori et des clichés
Situation politique nouvelle, enfin, parce que la renonciation à la violence politique et l’accession à la tête de la collectivité unique d’un courant nationaliste qui se dit prêt à engager «un dialogue constructif» avec le pouvoir central doivent ouvrir la porte à des relations basées sur la confiance plutôt que sur la défiance. Les nationalistes corses, qui héritent d’une administration pléthorique dans une collectivité ayant accumulé retards et dysfonctionnements, ont tout à prouver quant à leurs capacités de gestion. Rien ne serait plus contre-productif que de s’enferrer dans une guerre de tranchées en attendant qu’ils échouent. Les Corses ont fait un choix démocratique; le gouvernement doit montrer qu’il a confiance dans leur choix.
La question constitutionnelle, hautement symbolique, sera une des clés de ce dialogue à construire. Pour y parvenir, il faudra d’abord adopter une approche purgée des a priori et des clichés, des préalables et des suspicions dont la vision collective nationale est encore tellement imprégnée. Il suffit pour cela de lire le déluge de commentaires que déclenche névrotiquement tout article sur la Corse, y compris dans ces colonnes. Au contraire, il faut faire l’effort de penser dans la langue de l’autre, de s’ouvrir à ses racines culturelles et historiques, de cheminer avec lui.
La question constitutionnelle, hautement symbolique, sera une des clés de ce dialogue à construire. La reconnaissance de la spécificité de l’île et, par voie de conséquence, l’inscription de la Corse dans la Constitution ne peuvent être balayées d’un simple revers de main. Comme le soulignait le constitutionnaliste Guy Carcassonne dans une étude publiée en 2013: «Il est indécent, illogique et insultant que la Corse ne soit pas mentionnée dans le texte suprême.»
Hypocrisie
Dans la Constitution, la Corse n’existe qu’en tant que «collectivité à statut particulier». Mais il n’est nulle part précisé quelle est la particularité de son statut. Or, outre l’organisation spécifique du territoire, qui vient de franchir un nouveau pas avec la création de la collectivité unique, et le mode de scrutin propre en vigueur pour l’élection de son assemblée délibérative et de son exécutif, l’objet juridique corse présente de nombreuses singularités. Tant en termes de compétences déléguées ou de pouvoirs réglementaires que de dispositions fiscales dérogatoires.
Cela, à soi seul, va bien au-delà du simple statut particulier. Mais la Constitution de la République française a des pudeurs que la raison ignore. Ainsi la Corse, enserrée à l’article 72 de la Loi fondamentale, exerce des compétences reconnues aux articles 73 et 74 mais qui ne lui sont en principe pas applicables. Cela s’appelle de l’hypocrisie. La République française, qui se targue dans l’article 1er de sa Constitution d’être «indivisible, laïque, démocratique et sociale», mais aussi « décentralisée » depuis la révision du 28 mars 2003, s’honorerait à reconnaître enfin cet état de fait.
« Les larges dérogations accordées aux territoires ultramarins ne justifient plus que l’on continue de mettre ce territoire métropolitain, pourtant qualifié par le législateur de “spécifique”, à l’écart de dérogations analogues », estime la professeure de droit public Wanda Mastor dans un rapport remis le 18 janvier à la Collectivité de Corse.
A plusieurs reprises, l’exécutif a affirmé vouloir faire de la Corse un territoire privilégié d’expérimentation pour le « pacte girondin » voulu par M. Macron. Les sujets de négociation sont complexes et nombreux. Ils supposent, pour établir une relation de confiance réciproque, de sortir de la culture du rapport de force. Car la force de la République, comme le rappelait le candidat Macron en avril 2017 à Furiani, est d’être « indivisible et, en même temps, plurielle ».