Le 15 mai 2013, la Fondation Corse et Non-Violence XXI organisait une journée sur la non-violence à la Mutualité de Paris. Txetx Etcheverry y avait été invité pour parler de lutte armée et de non-violence au Pays Basque. Cette intervention a par la suite été publiée dans un numéro spécial Corse, terre de non-violence ? publié par la revue ANVAlternatives Non-Violentes aux côtés des autres interventions de ce colloque. Alors que le FLNC annonçait dans un communiqué diffusé le 25 juin 2014 qu’il lançait “un processus de démilitarisation et une sortie progressive de la clandestinité” et que la réflexion et les formations sur la stratégie non-violente et la désobéissance civile fleurissent également en Corse, Alda! publie ici à son tour le compte rendu de cette intervention.
Ala fin des années 1970, début des années 1980, la question ne se posait même pas. Au Pays Basque Nord, pour le jeune militant abertzale que j’étais, c’était une évidence. On était forcément pour la lutte armée. La seule difficulté, le seul choix qui se
posait réellement, était de savoir de quelle organisation armée on se sentait le plus proche : ETA militaire, ETA politico-militaire, Commandos autonomes anticapitalistes, Iparretarrak, Hordago etc. Je cotoyais au quotidien des militants de chacune de ces organisations dans les rues de Bayonne, la lutte armée jouissait d’un prestige énorme auprès des jeunes tels que moi, et le ministre de l’intérieur Gaston Defferre qualifiait même les militants d’ETA de résistants.
ETA symbolisait en effet cette résistance héroique à la dictature franquiste ; elle avait à son actif l’execution du successeur désigné de Franco et également la fermeture de la centrale nucléaire de Lemoniz, construite en Pays Basque et pourtant jamais mise en service. La violence organisée avait joué un rôle certain dans l’affirmation d’un peuple, écrasé au sud par le coup d’Etat et 40 ans de dictature franquiste, et ayant intégré au nord une certaine honte d’être basque au point de ne plus transmettre à ses enfants la langue basque, car assimilée à un facteur d’échec social voire d’arriération. J’ai connu ces années de déclic, celles où retrouvant la fierté de son identité collective et de sa culture, le peuple basque reprenait confiance en lui, relevait la tête, refusait
l’infantilisation et la soumission et commençait à construire écoles en langue basque, syndicats et contre-pouvoirs agricoles, coopératives ouvrières, médias etc.
Pour nous, la lutte armée était le catalyseur de cette réaction en chaîne. Elle nous paraissait facilement justifiable. Nous avions nos propres morts, bien sûr les dizaines de milliers de victimes basques du coup d’Etat de 1936, puis de la dictature franquiste, mais également plus près de nous, le camp d’en face continuait à tuer . De 1983 à 1986, les escadrons de la mort para-policiers espagnols ont tué 9 personnes dans mon quartier —le Petit Bayonne— où vivent moins de 5.000 habitants, dont un de mes meilleurs amis, qui n’était même pas abertzale. Notre lutte armée était née en réaction à une dictature, le peuple basque avait rejeté la constitution espagnole en 1978 et ETA s’était toujours déclarée disposée à faire taire les armes si un référendum d’autodétermination était organisé en Pays Basque. Nous étions donc les vrais démocrates, ceux qui n’avaient pas peur du résultat des urnes, contrairement à Paris et à Madrid, qui ne voulaient pas entendre parler de la moindre consultation populaire.
Quand on prend conscience des impasses de la lutte armée
Mon évolution n’a pas été personnelle, ça a été un cheminement collectif, et beaucoup de militants de ma génération nous sommes rendu compte dans les années 90 que la lutte armée produisait des résultats politiques indésirables de plus en plus nombreux, au-delà du coût humain qu’elle représentait forcément pour les deux camps en présence.
Alors que l’action d’ETA sous la dictature franquiste avait clairement contribué à cimenter une certaine conscience nationale basque en même temps qu’elle créait de puissantes contradictions dans le camp adverse, l’inverse a commencé peu à peu à se mettre en place. Les actions armées d’ETA produisaient de plus en plus souvent des contradictions difficiles à gérer dans le camp abertzale, et servaient de plus en plus souvent à Madrid : ETA devenait un ennemi utile pour cimenter un sentiment national
espagnol fragile et disparate.
La légitimité a commencé à changer peu à peu de camp. La cause basque qui jouissait de soutiens internationaux non négligeables dans les années 70 et 80 s’est trouvée de plus en plus isolée et caricaturée. L’Etat espagnol au contraire a été de plus en plus labellisé comme démocratie modèle, malgré la poursuite de la torture comme pratique systématique dans ses commissariats, ses escadrons de la mort et ses lois de plus en plus liberticides, entraînant la fermeture de quotidiens et de radios, l’interdiction
de partis et d’associations diverses, et la privation de droits politiques pour des dizaines de milliers de citoyens basques. L’anti-terrorisme a permis de tout justifier sans aucun coût politique pour Madrid.
ETA et le mouvement de libération nationale basque ont commis des erreurs stratégiques de plus en plus évidentes, que nous avons commencé à analyser comme conséquences logiques d’un défaut structurel de la lutte armée: son incompatibilité avec un fonctionnement démocratique et transparent, son incompatibilité avec une élaboration collective et démocratique des grandes décisions stratégiques.
Pour des raisons de sécurité, le mouvement était très centralisé, la direction stratégique était clandestine, et des éléments centraux manquaient forcément à l’information des militants de base quand ils faisaient leurs choix, débattaient des bilans et perspectives.
Le prolongement du conflit armé et son isolement progressif conduisent à une certaine militarisation des esprits, de la culture même du mouvement. Les conséquences directes de la répression : difficile de ne pas cultiver la haine quand ta copine ou ton petit frère se font torturer ou violer dans un commissariat, difficile d’imaginer autre chose que la violence quand tu n’as connu pendant tes dix-huit premières années ton père ou ta mère que lors de visites en prison, derrière un hygiaphone.
Mais en plus de ces effets-là, la lutte armée et la violence organisée produisent forcément sur le moyen terme des transformations profondes sur le plan des mentalités, de la culture et du fonctionnement d’un mouvement, sa manière de se politiser ou de se militariser, sur le sens éthique, les relations humaines, etc.
Et la militarisation des esprits vise également ceux des nôtres qui commencent à avoir des doutes sur l’efficacité de la stratégie armée, ou sur la stratégie globale. Critiquer ou faire d’autres choix en temps de guerre, c’est forcément “trahir, déserter, faire le jeu de l’ennemi, être manipulé par lui”.
En isolant une cause, en réduisant le champ possible des alliances et des soutiens extérieurs, en créant des contradictions internes de plus en plus difficiles à gérer, la lutte armée affaiblit peu à peu cette cause et ses possibilités de victoires réelles.
Pourquoi passer à la lutte non-violente ?
Dans la lutte armée, le plus dur est peut-être de savoir comment l’arrêter. Dans le cas du Pays Basque, plus les Etats sont parvenus à maîtriser la lutte armée et son impact, voire à l’utiliser pour renforcer leur légitimité ou leur propre projet, moins ils étaient tentés de faire la moindre concession, de céder la plus petite contrepartie contre l’arrêt des armes. Au contraire. Le gouvernement espagnol semble même souhaiter la poursuite d’une certaine lutte armée, qui lui sert de diversion pour faire oublier un peu les terribles politiques d’austérité qu’il est en train de mener contre sa propre population. Il ne fait donc rien pour calmer les esprits et a plutôt tendance à jeter de l’huile sur le feu. Paris, hélas, le suit docilement et a complètement renoncé à jouer un rôle en faveur du dialogue et d’une paix durable.
Que faire alors si l’on a décidé de mettre un terme aux armes pour passer à d’autres stratégies plus efficaces ? Arrêter la lutte armée sans rien gagner passe pour une reddition, une insulte aux morts tombés sur la longue route de la lutte, maintenir un cessez le-feu quand l’ennemi vous réprime de plus belle est une situation très compliquée à gérer. On est dès lors dans une situation terrible : tout nous pousse à continuer la lutte armée, tout en sachant qu’elle nous affaiblit chaque jour d’avantage et qu’il sera encore plus compliqué d’y mettre fin demain qu’aujourd’hui, que nous aurons encore moins de facilités pour la remplacer par des stratégies gagnantes… et non-violentes.
C’est là que doit se trouver le vrai courage politique, celui je crois qui est aujourd’hui à l’oeuvre en Pays Basque où des dizaines de dirigeants — parfois en prison comme c’est le cas, par exemple, d’Arnaldo Otegi et de Rafa Diez— et des milliers de militants doivent gérer une phase extraordinairement compliquée mais tellement riche d’espoir et de potentialités pour l’avenir du Pays Basque.
Le répertoire inépuisable des stratégies et modes d’action de la non-violence, s’est singulièrement enrichi ces 15 dernières années en Pays Basque avec des mouvements comme les Solidarios d’Itoiz, Zuzen, les Démos, Euskal Herriko Laborantza Ganbara, Mugitu ou Bizi. Je pense que les prochaines années verront le Pays Basque devenir un des laboratoires à la pointe du combat pacifique, de la confrontation démocratique, de la désobeissance civile de masse et du programme constructif non violent. Et je suis convaincu qu’il a tout à y gagner, que nous avons tous tout à y gagner.
je me souviens d’un débat sur ce sujet au Patxoki en pleine mobilisation antimili…c’est chouette de voir comment vous avez pu rester debouts, les pieds sur terre sans abdiquer ni vous aveugler…les temps sont durs à Bordeaux…