Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Des « déformations du français » ? Ces affirmations trompeuses sur les langues régionales
Nombre de sornettes circulent à propos du français. En voici quelques-unes concernant les autres langues de France.
Imaginez que Roselyne Bachelot laisse s’écrouler le château de Chambord et tomber en poussière les versions originales des livres de Balzac. La laisseriez-vous accomplir tranquillement de tels méfaits ? Non, bien sûr. J’imagine que, comme toute personne saine d’esprit, vous exigeriez la démission immédiate de la ministre de la Culture. Pourquoi ? Parce que l’on vous a appris que ces oeuvresavaient une grande valeur.
Imaginez maintenant que la même Roselyne Bachelot reste inactive devant le déclin de l’occitan, du corse, du basque et du breton ; s’accommode de l’effacement en cours du gallo, du picard et des autres langues d’oïl ; se moque comme de son premier chemisier de l’avenir de l’alsacien, du catalan et des autres langues de France. La laisseriez-vous accomplir tranquillement de tels méfaits ? A moins que, comme moi, vous ayez eu la chance d’être sensibilisé à la richesse des langues dites régionales, je crains que la réponse ne soit « oui » (1) . Pourquoi ? Parce que l’on ne vous a jamais appris la valeur de ces langues. Alors, qu’elles disparaissent ou non, quelle importance ? Ignoti nulla cupido, disait Ovide : on ne désire pas ce que l’on ne connaît pas.
Aussi n’est-il peut-être pas inutile de procéder ici à un petit cours de rattrapage, en prenant appui de surcroît sur de véritables déclarations de journalistes, d’intellectuels et de politiques français, en commençant par celui qui occupe aujourd’hui les plus hautes fonctions de l’Etat.
· « Moi, j’avais des arrière-grands-parents qui étaient bigourdans. Ils ne parlaient que le pyrénéen. »(Emmanuel Macron, 8 février 2018, vers 1’04). Révérence gardée envers le président de la République, on se permettra de lui rappeler que, sur le versant français de la chaîne, on parle (d’ouest en est) le basque, le gascon, le languedocien et le catalan et, sur le versant espagnol, le basque, l’aragonais, le gascon et le catalan. Le « pyrénéen » n’existe pas.
· « Le normand n’est pas une langue, mais une déformation de la langue française » (La Manche libre, 22 mai 2021). Cette assertion est totalement erronée : les langues romanes, qu’il s’agisse du normand, donc, mais aussi du lorrain, du corse, du catalan, de l’occitan ou du franco-provençal, correspondent à des évolutions différentes du latin. Elles ne sont pas plus des déformations du français que le français n’est une déformation de l’italien. Après avoir reçu une avalanche de protestations, le confrère s’est résolu à publier un entretien avec un linguiste pour rétablir la vérité.
· La langue d’oc représente « le français littéraire du Sud ». C’est ce qu’assure sans ciller l’éditeur Belin dans un ouvrage scolaire consacré au français (Escales Français 1re, Manuel de l’élève 2019, p 25). Une énormité, là encore, sachant qu’il s’agit de deux langues différentes.
· « Les élèves des écoles ‘immersives’ risquent d’ignorer la langue française. » (Jean-Michel Blanquer, Sénat, 21 mai 2019). Déclaration confondante de la part d’un homme qui se pique par ailleurs de s’intéresser aux neurosciences ! Dans la France de ce début du XXIème siècle, tous les enfants baignent dans un bain francophone, en tout cas en métropole. Les élèves à qui l’on dispense un enseignement en langue régionale sont donc bilingues, ce qui est un facteur de réussite scolaire – ils obtiennent d’ailleurs des résultats au bac supérieurs à la moyenne, selon un rapport officiel du… ministère de l’Education nationale. Jean-Michel Blanquer a dû se fendre par la suite d’un communiqué de rattrapage.
· « Les vieilles personnes parlant encore les dialectes de Basse-Bretagne et les jeunes initiés au néobreton ne se comprennent pas toujours entre eux… » (Marianne, 25 janvier 2014)
La variation est le propre de toutes les langues vivantes ! Croit-on sérieusement que, malgré des décennies de codification, d’enseignement et de diffusion du français par les médias de masse, un professeur d’université de la Sorbonne s’exprime comme un jeune des quartiers nord de Marseille ou un pêcheur de Boulogne-sur-Mer ? Doit-on en déduire que « le français n’est pasune vraie langue » ?
· « Je considérerai que le provençal est une langue quand je verrai un traité de géométrie en provençal ou un traité de trigonométrie en provençal ou une chimie en provençal » (Jean Giono, 1964, Entretiens avec Jean Carrière, p 91). Cette affirmation est mensongère : il existe des traités scientifiques rédigés en langue d’oc depuis le Moyen Age. Elle est également révélatrice des travers d’un pays où il est difficile d’être reconnu comme un grand écrivain en dehors de Paris. « Giono, né à Manosque, refusait d’être assimilé à une forme quelconque de régionalisme, ce qui le conduira de façon de plus en plus radicale au fil des décennies à nier (renier aux yeux de certains) une quelconque « appartenance » provençale, qu’il jugeait réductrice pour la lecture de son oeuvre, décrypte Jacques Mény, de l’association des amis de Jean Giono.
· « Sous aucune forme, cet idiome [le corse], qui parvient juste à exprimer les sentiments de l’ordinaire des jours, n’a donné naissance à un ouvrage digne d’être retenu. » (Angelo Rinaldi, Le Nouvel observateur, 10 août 2000). Comme cet académicien d’origine corse, de nombreux Français méprisent les langues régionales sous prétexte qu’elles ne seraient pas écrites ou, du moins, n’auraient pas débouché sur des créations littéraires dignes de ce nom. L’ennui est que cela est faux pour la plupart d’entre elles : la poésie bretonne remonte ainsi au haut Moyen Age tandis qu’au temps des troubadours, la langue d’oc dominait l’Europe littéraire, pour ne prendre que ces deux exemples. Oh, certes, le corse, lui, est passé à l’écrit plus tardivement. Et alors ? Le français, qu’on appelait alors le roman, fut lui aussi une langue exclusivement orale pendant le haut Moyen Age. Et jugé lui aussi « tout juste bon à exprimer les sentiments de l’ordinaire des jours » par les Rinaldi de l’époque.
N’inversons pas les choses. Ce qui précède ne fait pas des langues régionales des langues supérieures au français – ce serait passer d’une erreur à une autre. En revanche, il est important de retenir ceci : d’un point de vue linguistique, toutes les langues sont égales entre elles. Seuls leurs statuts les distinguent. Parce qu’il était utilisé par les rois, le français est devenu l’idiome officiel de notre pays. Sa littérature a été mise en avant ; ses écrivains étudiés ; son étude valorisée. Les autres langues de notre territoire n’ont pas eu le même destin. Cela n’en fait pas des sous-langues et moins encore des « patois », mais des langues minoritaires, voire des langues minorisées. On conviendra que ce n’est pas exactement la même chose.
(1) C’est d’ailleurs ce qu’il se passe. Depuis son arrivée au ministère de la Culture, Roselyne Bachelot ne s’est absolument occupée des langues régionales de métropole.