Dans son numéro de mai, Enbata se faisait l’écho de la chaîne humaine qui, à l’instar de l’initiative catalane, organisée le 8 juin d’Iruñea à Durango par le collectif « Gure esku dago ». Peio Etcheverry-Ainchart explicite le concept du droit du peuple à décider, slogan de la chaîne humaine basque.
La science historique a l’habitude de parler de « printemps des peuples » pour désigner certaines phases de l’histoire contemporaine de l’Europe. Cette année, avec la chaîne humaine “Gure esku dago”, nous avons aussi notre petit printemps.
Consultation ou autodétermination ?
En réalité, les choses ne sont pas si simples que cela. Malgré les apparences, cette chaîne humaine et les développements futurs qu’elle est censée engendrer n’ont – en tout cas pour l’instant – pas officiellement pour objectif de promouvoir l’autodétermination du peuple basque. De la bouche même de l’un de ses principaux initiateurs, rencontré entre autres par une délégation d’EH Bai à la mi-mai, il s’agit de revendiquer “le droit du peuple à décider”. Pour ma part, je trouve que ce seul projet est déjà en soi une entreprise louable et, tel qu’il est formulé, je le soutiens sans réserve. A l’heure à laquelle j’écris ces lignes, la chaîne humaine n’a pas encore eu lieu et je ne peux qu’espérer qu’elle soit un succès.
Ceci étant dit, il me semble que d’ores et déjà il nous faut penser à l’étape suivante, qui ne doit pas forcément être opérationnelle mais plutôt conceptuelle. En effet, le principe du droit du peuple à décider est un beau principe, mais il est piégeux si on le manipule sans quelques pincettes.
Que signifie-t-il en pratique ? Une fois posé le droit du peuple à être consulté, encore faut-il définir à quelle occasion ce droit s’applique – s’il n’était déjà garanti par le suffrage universel classique –, sur quel sujet il faudrait décider, et bien sûr qui décide.
Décider de tout, tout le temps ?
Décider de quoi… Voilà une question intéressante et bigrement importante. En effet, nous sommes actuellement en Europe sous des régimes de démocratie représentative, qui nous amènent régulièrement à désigner nos représentants à chaque échelon institutionnel. La question n’est pas ici de savoir si cette démocratie est parfaite ou imparfaite, si les scrutins sont équitables à tel ou tel titre, mais bien de rappeler le principe de la représentation lui-même : si les “anciens” l’ont élaboré, c’est bien parce qu’ils avaient perçu que la gestion des affaires communes ne pouvait systématiquement donner lieu à des rassemblements de l’ensemble de la population. Imaginons un instant que la moindre décision à prendre parmi les milliers de petites questions concernant la vie d’une commune, a fortiori d’un pays, doive donner lieu à une consultation populaire… ce serait évidemment totalement ingérable.
C’est pour se charger de tout cela au nom de leurs administrés que les élus sont désignés par le vote. Qu’ils fassent bien leur boulot ensuite, c’est une autre question. Je me permets de rappeler ce point de base de toute instruction civique pour éviter qu’une initiative telle que “Gure esku dago” prête le flanc à une accusation qui pourrait lui être portée par quelque esprit mal intentionné : cette chaîne humaine n’a évidemment rien en commun avec cette déviance de l’esprit référendaire qui est portée par les divers populismes européens, pour qui cet outil d’expression directe n’a pour but que d’affaiblir la démocratie elle-même. L’esprit qui préside à cette initiative est bel et bien d’affirmer que sur certaines questions d’une importance ou d’une nature particulières, ou dont la gestion s’avère problématique voire défaillante, le recours à la consultation de la population concernée est la solution la plus légitime. Mais alors, question a 1000 euros : quand et sur quel thème cette solution s’impose ?
Cette chaîne humaine n’a évidemment rien en commun
avec cette déviance de l’esprit référendaire
qui est portée par les divers populismes européens,
pour qui cet outil d’expression directe
n’a pour but que d’affaiblir la démocratie elle-même.
Le droit du peuple basque
Là réside la petite ambiguïté dans la démarche de “Gure esku dago” : on revendique le droit de décider dans son principe, mais en pratique on le fait au Pays Basque au nom du “peuple”, en même temps, voire en lien direct avec les referenda sur l’autodétermination écossais et catalan. De là à penser que, plutôt que du légitime débat sur le calibrage des asperges navarraises, l’on parle bel et bien du droit du peuple basque à décider de son propre avenir, cela prend une dimension particulière et entraîne une pléthore d’autres questions, dont les moindres ne sont pas celles-ci : si le peuple doit décider, qui est le peuple ? Si le peuple est la communauté des habitant-e-s du Pays Basque, quel est le territoire qui constitue ce dernier ? Si le cadre est celui des sept provinces dites “historiques”, que faire d’une commune navarraise telle que Fitero, où 80% de la population vote UPN et n’entend pas exercer ce droit (ou devoir ?) que la carte lui confère?
Ah… la carte et le territoire, fameuse fratrie ennemie ! Ce zazpiak bat, si esthétique en autocollant au cul des voitures ou en pendentif autour du cou, il est bien problématique quand on le considère dans sa dimension politique, son actualité ou son obsolescence, au regard du patchwork identitaire qu’il recèle. Quant au Pays Basque Nord, quel lien peut-il avoir avec la chaîne humaine ? Selon l’interprétation qu’on donne à cette dernière, s’il s’agit du seul principe de décider, la chaîne pourrait alors continuer jusque vers le grand Nord de l’Europe ; mais s’il s’agit d’une revendication plus relative à la question basque, une autre chronique ne suffirait pas pour en débattre…
Bref, il y aura de quoi réfléchir après la marche. En attendant, jo aintzina, gure esku baitago!