Par Keith Dixon (vivant en France depuis 1976, professeur d’anglais à l’Université de Lumière Lyon 2, spécialiste de civilisation britannique et, en particulier, de l’époque de Tony Blair et du néo-libéralisme)
Le résultat du référendum écossais semble sans appel : 44,7% des voix en faveur de l’indépendance et 55,3% contre, avec un taux de participation hors normes à 84,6% : « la volonté clairement exprimée du peuple écossais » dira le Premier ministre britannique, David Cameron, avant de promettre qu’il n’y aura pas une deuxième chance. D’ailleurs, le ton de Cameron a bien changé dans sa déclaration du lendemain du scrutin, par rapport à ses interventions en fin de campagne quand un vent de panique avait soufflé sur le camp du Non, suite à un sondage qui donnait le Oui vainqueur. Dans la précipitation, on promettait ce qu’on avait résolument refusé la veille : une autonomie accrue pour le gouvernement d’Edimbourg avec de nouveaux pouvoirs fiscaux notamment.
« Devolution max » ou « devolution supermax » était devenu le refrain du jour des trois partis britanniques réunis au sein de la coalition unioniste « Better together » (Mieux ensemble). Le but était bien sûr de persuader les électeurs indécis, encore nombreux à la fin de la campagne, qu’avec une autonomie fortement améliorée l’Ecosse n’aurait pas besoin d’être indépendante. Le pouvoir sans les risques en quelque sorte. Les carottes étaient tardivement servies après des mois de maniement du bâton. On avait en effet promis toutes sortes de conséquences néfastes si jamais le peuple écossais optait pour le Oui : la fuite des capitaux et des emplois, l’incertitude monétaire (suite au refus du gouvernement britannique d’autoriser l’utilisation de la livre sterling dans une Ecosse indépendante), l’isolement diplomatique, l’expulsion de l’Union Européenne, le non-paiement des retraites, la chasse aux immigrés, une éruption d’anglophobie… Un journaliste écossais avait ironisé sur ces menaces en suggérant qu’il y aurait peut-être bien aussi une attaque d’astéroïdes sur l’Ecosse si jamais les Ecossais votaient mal.
La déclaration de Cameron du 19 septembre sonne comme un rappel à l’ordre. S’il maintient sa proposition d’octroyer de nouveaux pouvoirs au parlement écossais, il l’assortit d’une menace : les députés écossais au parlement de Westminster n’auraient plus le droit de voter sur certaines questions anglaises. Ils devraient quitter la Chambre des Communes pendant certains votes et un Ecossais ne pourrait pas être en charge de certaines questions au sein du gouvernement. En cela il reprend à son compte une proposition du parti xénophobe britannique, le United Kingdom Independence Party qui avait fait une percée remarquée, avec plus de 30% des voix, aux dernières élections européennes, et qui exige « un vote anglais sur des questions anglaises« . Si une telle mesure était adoptée on irait vers une législature britannique dont les membres auraient des droits différenciés selon leur provenance : un véritable cauchemar constitutionnel.
Mais si l’on tente d’aller au delà des réactions épidermiques des uns et des autres, du ton triomphal des unionistes et de l’immense déception des activistes du Oui, les leçons historiques à retirer de ce scrutin contrastent fortement avec le retour au « business as usual » affiché par la classe politique britannique. Car les choses ont fondamentalement changé en Ecosse, pendant les deux ans de cette « conversation démocratique » autour de la question de l’indépendance, au moins pour trois raisons. D’abord, le mouvement en faveur de l’indépendance s’est ancré beaucoup plus fortement au sein de la société écossaise. Pendant trente ans les sondages successifs sur l’indépendance avaient oscillé entre un quart et un tiers d’avis favorables, à une exception près au début des années quatre-vingt-dix. Aujourd’hui ce niveau de soutien a fait un bond en avant, et étant donné le taux de participation au scrutin, personne ne peut nier que cela reflète fidèlement l’état de l’opinion écossaise. L’indépendance n’est plus une option ultra-minoritaire : elle s’est normalisée. Alex Salmond a raison, de ce point de vue, de suggérer que le mouvement indépendantiste a « changé de camp de base » en se déplaçant vers le haut de la montagne. Ensuite, la campagne du Oui a montré que le soutien à l’indépendance va bien au-delà de l’électorat traditionnel du Scottish National Party. Il y a au sein de la société écossaise actuelle un nombre considérable de personnes qui considèrent que le seul moyen d’ouvrir un autre avenir que celui imposé par le consensus néolibéral au parlement de Londres est d’oeuvrer à l’indépendance de l’Ecosse. Pour ce courant-là, dans toute sa diversité, les arguments nationalistes ont peu de poids : au contraire, la lutte contre les effets néfastes du nationalisme britannique, représenté par les xénophobes de l’UKIP et leurs alliés au sein du parti conservateur, est désormais prioritaire. Enfin, dans le champ intellectuel, l’argument indépendantiste est désormais quasi-hégémonique. Bien sûr, il reste quelques défenseurs de l’union britannique parmi les écrivains écossais (l’écrivain conservateur d’Edimbourg, Allan Massie, ou la créatrice de Harry Potter, J.K. Rowlings, plutôt de sensibilité travailliste) mais ils font face à une très grande majorité d’intellectuels qui ont opté pour l’indépendance: de « nouveaux Ecossais » dans le champ littéraire comme Suhayl Saadi, d’origine pakistanaise, à Glasgow ou Meaghan Delahunt, d’origine australienne, à Edimbourg, ou l’historien de l’Ecosse, Tom Devine, qui rejoint la figure tutélaire du mouvement indépendantiste, Tom Nairn, dans une critique acerbe de l’Etat britannique. Ce mouvement-là aura nécessairement des effets à terme sur l’ensemble de l’opinion écossaise.
Pour ces raisons il est d’autant plus surprenant que le Premier Ministre écossais, Alex Salmond, ait annoncé au lendemain du scrutin sa démission pour le mois de novembre. De l’avis de tous (sauf peut-etre David Cameron, qui a envoyé ses félicitations au leader de la campagne du Non, le très fade néo-travailliste Alastair Darling, pour une « très bonne campagne« ) la campagne du Oui a été bien menée, et Salmond y a joué un rôle personnel important. On peut souligner les ambiguïtés fortes du personnage, son oscillement entre la rhétorique sociale démocrate et son engouement pour le modèle irlandais de dérégulation du marché du travail et de dumping fiscal, mais on peut difficilement nier son talent d’orateur, qu’il a déployé avec succès, par exemple, lors du deuxième débat télévisé avec le chef du camp unioniste, Alistair Darling. Le départ de Salmond donne un faux signal et, en passant, conforte la présentation des adversaires de l’indépendance selon laquelle la campagne du Oui aurait été un échec. Sur le plan politique il risque d’affaiblir le SNP, qui avait déjà connu une période de désorientation pendant la premier retrait politique de Salmond entre 2000 et 2004, suite à des querelles internes au mouvement nationaliste.
Néanmoins, la campagne du référendum a révélé une nouvelle configuration du champ politique écossais qui est en train d’émerger. La question de l’indépendance, et surtout la volonté de rompre avec un consensus britannique jugé majoritairement comme inacceptable, ne disparaîtront pas, quels que soient les positionnements (ou les menaces) du pouvoir londonien. Le parti conservateur et son allié libéral-démocrate devront composer avec l’absence de soutien à leur politique d’austérité au Nord de la Tweed et le rejet très majoritaire parmi les Ecossais de la dérive droitière que connaît l’Angleterre. Le parti travailliste aura à gérer un électorat désormais fissuré, entre les plus de 30% qui ont opté dans le référendum pour l’indépendance et les autres qui continuent à soutenir l’union britannique, comme le demande leur parti, mais qui attendent que les promesses de fin de campagne d’une autonomie accrue soient suivies d’effet. Enfin, le mouvement indépendantiste hors SNP a montré sa force et son dynamisme, et étant donné la jeunesse de ses militants sonne comme une promesse politique pour l’Ecosse de demain.