L’histoire de notre langue progresse avec la découverte en Navarre d’un texte en proto-basque gravé sur une main de bronze. Sa portée culturelle et symbolique enflamme les esprits.
« J’en avais les larmes aux yeux, tant était forte mon émotion », avoue Leire Malkorra, jeune archéologue bénévole. Nous sommes le 18 juin 2021 auprès des ruines du château d’Irulegi, proche du village d’Aranguren en Navarre(1). Armée de sa truelle et de sa brosse, Leire fouille patiemment depuis un mois une portion de quelques mètres carrés d’un village détruit par un incendie, lors d’une guerre au premier siècle avant Jésus Christ, à l’époque de l’occupation romaine. Sous la houlette de l’archéologue Mattin Aiestaran, une équipe de jeunes chercheurs de la célèbre société scientifique Aranzadi est à l’oeuvre. Soudain, quelques cm² d’une fragile feuille de bronze apparaissent. Le temps s’arrête. Pendant un jour et demi et avec d’infinies précautions, Leire Malkorra dégagera la terre autour de ce qui se révèle être une fine main droite en bronze de 143,1 mm de haut, 127,9 mm de large et 1,09 mm d’épaisseur. D’un poids de 35,9 g, en partie recouverte de sédiments, elle est aussitôt mise à l’abri dans un caisson qui maintient constantes sa température et son taux d’humidité pour stabiliser la corrosion et la patine. Leire et l’équipe d’Aranzadi pensent qu’il s’agit d’un élément de décoration accroché au casque d’un guerrier. Plus tard, ils apprennent que ce type de main découpée dans une feuille de bronze est un objet rituel, « apotropaïque », suspendu les doigts vers le bas à l’entrée des maisons, pour conjurer les maux ou le mauvais sort. Au même titre que les croix de la Saint Jean, les plaques de céramique ou les eguzki lore que l’on voit aujourd’hui.
Texte de cinq mots dans une écriture particulière
L’objet est envoyé dans un laboratoire d’Iruñea, aux fins d’analyses approfondies. Quelques mois plus tard, au début de cette année, coup de tonnerre dans un ciel serein. La restauratrice spécialisée Carmen Usua qui nettoie cette main, aperçoit sous sa lunette binoculaire d’étranges séries de points. Ce sont les premières lettres d’un texte écrit sur la feuille. Au total, cinq mots en quatre lignes et quarante signes pointés après une ébauche gribouillée. Il s’agit d’un texte. Nous sommes le 18 janvier 2022. Branle-bas de combat général. Tout le ban et l’arrière ban des historiens, paléo-linguistes, archéologues, ingénieurs en géomatique, philologues, chimistes, géologues et autres physiciens est mobilisé par Aranzadi. Ils se pressent auprès de la main d’Irulegi et présentent leurs analyses, leurs interrogations. Le texte est écrit en proto-basque, selon un alphabet spécifique, parent du syllabaire ibère. Seul le premier mot est compréhensible dans l’euskara d’aujourd’hui : sorioneku, bonne fortune, chanceux, heureux. Retranscrit selon la graphie latine par les linguistes, voici ce que l’on peut lire :
La découverte s’ébruite à peine, mais le 15 novembre, Aranzadi, avec le gouvernement de Navarre, présente l’information à l’opinion publique. La nouvelle se répand telle une traînée de poudre, son retentissement est international, en Europe comme en Amérique. Antiquity, a review of world archaeology, la plus prestigieuse revue archéologique de la planète, s’apprête à publier un article scientifique à son sujet. D’un bout à l’autre du Pays Basque, la curiosité et l’émotion sont immenses. La main d’Irulegi devient déjà un symbole de notre identité nationale. Sa découverte et le texte qu’elle porte, montrent qu’au premier siècle avant Jésus-Christ, des Euskalduns vivaient au centre de la province de Navarre, ils parlaient et écrivaient leur langue, un proto-basque que nous appellerons vascon. Au moins une partie d’entre eux étaient alphabétisés et utilisaient une graphie, une écriture propres. À ce jour, n’étaient connus que quelques mots isolés en euskara archaïque écrits en caractères latins et disséminés en Aquitaine, au nord de la péninsule ibérique et dans les Pyrénées.
Certains soutenaient des thèses avec des arrières pensées politiques aux accents négationnistes : celles d’une « vasconisation tardive » de notre territoire, en particulier de la Navarre aux VI et VIIe siècles. Celles d’un peuple primitif dépourvu d’écriture qui attend le XVIe siècle pour se mettre à écrire. Tout cela est balayé.
Mais il y a plus. On sait que, depuis 1986, la Navarre est découpée en trois zones aux statuts linguistiques différents : bascophone, zone mixte et hispanophone. Cela a des effets importants en matière d’enseignement et de pratiques sociales. À sa demande en 2010, Aranguren est passé de la zone hispanophone à la zone mixte. Le mouvement s’est amplifié sept ans plus tard (lire aussi dans Enbata « 33 000 Navarrais changent de statut linguistique »). Dans un tel contexte, la découverte de la main gravée prend une singulière portée et la droite navarriste PP fait grise mine. Plusieurs médias espagnols, en particulier ceux de droite, mégotent. Ils mettent en avant leurs doutes et la “diversité linguistique” de la province, réclament de la prudence, minimisent l’importance de ce que vient de révéler la terre d’Irulegi. Dans la presse, d’autres avancent même l’hypothèse d’un pur montage politique et parlent de la « trouvaille d’une frange métallique abertzale de merde, de plus de 2000 ans ». Des linguistes improvisés et de fraîche date soutiennent que le mot sorioneku est d’origine latine(2). Ici comme ailleurs, l’archéologie fait perdre la raison, elle est un enjeu sur fond de question nationale. Le 16 décembre prochain, la main d’Irulegi sera pour la première fois présentée au public, en principe au village d’Aranguren. Elle sera par la suite déposée au musée de Navarre à Iruñea.
(1) Situé à l’est d’Iruñea, à 800m d’altitude, ce site sur lequel fut bâti un château médiéval, occupe une position stratégique à 360°, face au bassin de la capitale. Il est occupé depuis la fin de l’âge du bronze (XV-XIe siècles av. J-C, jusqu’au Ier siècle av. JC). Sur environ 14 hectares cultivés, entourés de fortifications, 100 à 200 Basques vivaient dans ce village. Le musée archéologique de Bilbao présente une superbe maquette de ce type d’habitat.
(2) La palme revient à Jon Juaristi, professeur de littérature espagnole à l’université d’Alcalà de Henarés, directeur général des universités de la Communauté autonome de Madrid et ancien directeur de la Bibliothèque nationale d’Espagne. Dans le quotidien ABC du 19 novembre, pour se moquer, cet intellectuel connu ose comparer — citation latine à l’appui — la main d’Irulegi à un os pénien pour femme, ou à une calculette en plastique recyclé réalisée pour des étudiants gipuzkoans à Tolosa (Leire Malkorra est native de Tolosa) où il y a une forte demande. C’est dire le niveau du débat culturel en Espagne.